Peter Pan and Wendy, Hodder & Stoughton, 1911 - Multiples éditions et traductions française depuis 1947 - Le livre de poche jeunesse (trad. de M.Laporte), 2009, 2014.
Wendy, John et Michael n'auraient jamais imaginé qu'ils pouvaient voler.
Ni qu'ils s'en iraient au Pays Imaginaire, affronter les Indiens et les
Pirates du redoutable Capitaine Crochet. Seulement, un beau soir, Peter
Pan a fait irruption dans leur vie bien tranquille. Et pour visiter le Pays Imaginaire, rien n'est plus simple : il suffit de bien connaître Peter Pan, et de posséder quelques grains de poussière des fées.
James Matthew Barrie a créé, en 1904, pour le théâtre, le personnage de Peter Pan, le garçon qui ne voulait pas grandir. Depuis, Peter Pan n'a toujours pas grandi mais le monde entier le connaît.
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Tout le monde connait Peter Pan. Ou tout le monde pense le connaître. En effet, Disney, en a offert une adaptation animée inoubliable de malice en 1953, laquelle a durablement marqué les esprits, au point de faire parfois oublier le Peter Pan original de Barrie. Le "vrai" Peter Pan est-il si différent? Disons qu'il est plus complexe, et que l’œuvre entière, si elle est tout autant fantaisiste, est aussi doublée d'une dimension profondément mélancolique, densité évidemment absente du long-métrage animé mais qui fait pourtant tout l'intérêt de l'histoire.
"Mourir sera une terriblement belle aventure."
L'auteur, James Barrie, est un dramaturge de la fin du XIXème siècle dont l'enfance a été marquée par le traumatisme : son frère ainé, David, mort jeune, a plongé sa famille dans un deuil inconsolable qui a durablement touché le futur écrivain au point de transparaitre de façon déguisée dans chacune de ses œuvres. C'est déjà le cas pour la première apparition de son Peter Pan dans Peter Pan dans les Jardins de Kensington (1902), où le futur héros de l'auteur, alors bébé, fugue du monde des adultes et quitte sa dureté pour rencontrer les fées qui, à Kensignton Gardens, l'emmèneront au Pays Imaginaire. Cette fuite en avant dans l'univers des songes pour mieux draper du pouvoir de la métaphore les affres de l'existence (surtout la mort) reviendra avec la création de la pièce Peter Pan, ou l'enfant qui ne voulait pas grandir (1904), imaginée pour (ou inspirée par?) les enfants de la famille Llewelyn-Davies, avec qui James Barrie avait créé une forte amitié (des événements qui seront repris plus tard dans le certes très idéalisé mais aussi très beau film Neverland). Une autre famille profondément marquée par le deuil, mais ceci est une autre histoire.
"— Mais qui est-il, ma chérie?
— C'est Peter Pan, tu sais bien, maman.
D'abord, Mme Darling ne sut pas mais après s'être remémorée sa propre enfance, elle finit par se rappeler un Peter Pan dont on disait qu'il vivait avec les fées. On racontait de curieuses histoires sur son compte, par exemple, que quand les enfants mouraient, il les accompagnait pendant une partie du chemin pour leur éviter d'avoir peur."
Peter Pan, devenu un roman sous le titre original de Peter Pan & Wendy en 1911; est à redécouvrir dans son texte intégral original pour qui ne l'a pas encore fait. C'est la meilleure façon de cerner ce qu'est un grand classique dans le sens le plus profond du terme, car tous les éléments nécessaires sont réunis : la magie, la poésie, la surprenante psychologie des personnages malgré le lectorat jeunesse visé, et la forte symbolique. Bien plus complexe qu'il ne semble l'être, Peter Pan incarne en fait l'enfant triste par excellence, qui, pour oublier sa propre tristesse, décide de lui faire revêtir le masque de l'éternelle insouciance. Double spirituel de l'auteur (qui a aussi créé en James Crochet un autre double, mais nous y reviendrons plus tard), Peter Pan représente la jeunesse dans ce qu'elle a de plus vif, étrange, et insaisissable. A ce titre, James Barrie a su capturer ce qui fait la flamme de l'enfance : la limite entre le rêve et la réalité n'existe pas, chaque frustration est vécue comme la pire des douleurs, et même la mort n'est pas si grave, puisqu'elle est simulée. On vit comme on joue à faire semblant, on meurt comme on joue aux cowboys pirates et aux indiens. Comme un tout petit, Peter n'a pas de mémoire et peut oublier son
entourage le plus proche dès que ceux qui le composent n'apparaissent
plus à sa vue ; stratagème conscient ou non, il fait partie intégrante de sa nature : en oubliant, Peter ne peut se laisser marquer psychologiquement par quoi que ce soit, ses émotions n'en sont jamais altérées et il reste, comme le dit si bien Barrie, "gai, innocent, et sans cœur".
"La différence entre Peter et les autres garçons dans un pareil moment, c'était que les autres savaient que c'était pour de faux tandis que chez lui, réalité et pour de faux étaient exactement la même chose. Cela gênait parfois les garçons, quand ils devaient feindre de manger leur dîner, par exemple. S'ils s'arrêtaient de faire semblant, il leur tapait sur les doigts."
Peter Pan n'est pas seulement un habitant du Pays Imaginaire : il est le Pays Imaginaire. Sa présence, ses allées et venues conditionnent le fonctionnement de l'île, que James Barrie décrit comme la "carte mentale" qui se cache dans l'imaginaire de chaque enfant, dont elle devient la projection. On y trouve d'autres orphelins qui ne veulent pas grandir (s'ils grandissent, Peter les tue... mais, on fait bien semblant, n'est-ce pas? On ne sait plus, cela parait tellement enfantin!), les fameux "garçons perdus", que leurs nurses ont laissés tomber des landaus et ont oubliés (ne serait-ils pas déjà morts, finalement?), et que l'on retrouve au Neverland sous la forme d'éternels garnements ralliés à la cause de Peter.
"Tu veux une aventure juste maintenant, demanda-t-il à John d'un ton désinvolte, ou tu préfères prendre le thé avant?"
Face à Peter, impossible de ne pas évoquer Crochet. Baptisé James, comme l'auteur lui-même, Crochet semble être à Peter ce que le jour est à la nuit, et vice versa. James Crochet serait-il une projection adulte de ce qu'aurait pu devenir Peter ? Rien n'est moins sûr. En tout cas, il représente tout ce que l'éternel enfant déteste : l'âge adulte, la vieillesse et la mort. Mort qui prend la forme du symbolique tic-tac du crocodile qui, rappelons-le, court sans cesse après Crochet. La dualité du pirate et de l'enfant qui ne grandit pas les lie autant qu'elle les oppose, devenant dès lors la clef de voute du Pays Imaginaire. Leur combat semble sans fin, assurant un équilibre à l'île, si bien qu'une fois le capitaine vaincu, Peter se trouve à jouer les deux rôles à la fois, comme pour assurer une sorte de continuum : il investit son bateau, porte sa redingote rouge et tient son index recroquevillé comme un crochet...
La lutte contre Crochet dans une adaptation cinématographique de 1924.
" L'opinion qui prévalait était que Peter demeurait honnête pour l'heure, histoire de ne pas éveiller les soupçons de Wendy mais qu'il pourrait y avoir du changement dès que son nouveau costume serait prêt, costume que, avec beaucoup de mauvaise volonté, elle était en train de lui coudre à partir des pires vêtements de Crochet. Il s'est ensuite murmuré parmi les garçons que, le premier soir qu'il porta ce costume, il demeura longtemps assis dans la cabine, le fume-cigare de Crochet à la bouche et les doigts d'une main tous repliés sauf l'index qu'il tenait courbé et qu'il tendait de façon agressive, comme un crochet."
Wendy se prête un temps à ce "faire semblant", jouant la mère des enfants perdus et de Peter, telle qu'on s'en souvient même dans les versions les plus simplifiées de l'histoire. On comprend néanmoins très bien, par de nombreux passages d'une prose délicieuse, qu'elle joue autant à la maman qu'à la jeune fille qui rêve d'être courtisée par Peter, et qui aimerait furieusement que là s'arrête le jeu. Wendy y croit jusqu'au bout, essayant d'interroger le garnement sur ses sentiments ou insinuant qu'il aurait une demande à faire à ses parents lorsqu'il ramène les enfant Darling dans leur maison de Bloomsbury. Mais Peter reste Peter, face à une Wendy qui a bien décidé de grandir. C'est pourquoi il continue de revenir, aussi longtemps qu'il s'en souvient, à la fenêtre de la nursery des Darling, pour rencontrer les nombreuses descendantes de Wendy après elle et leur proposer à leur tour d'être sa maman, le temps d'une excursion au Pays Imaginaire (une fin qui insufflera de nombreuses excellentes idées au scénario du film Hook de Spielberg puis plus tard au Peter Pan 2 de Disney).
"Mme Darling était une belle dame à l'âme romantique avec une bouche si gentiment moqueuse. Son âme romantique était pareille à ces boîtes gigognes qui viennent de l'Orient mystérieux et qui, autant que vous en ouvriez, en contiennent encore une autre. Et sa bouche gentiment moqueuse portait un baiser que Wendy ne pouvait jamais cueillir bien qu'il fut là, bien en vue, au coin droit des lèvres."
On pourrait en écrire des lignes et des lignes, détailler chaque personnage (la mère des enfants Darling, superbement décrite et racontée, la fée Clochette qui appelle à ce que tous les enfants du monde frappent dans leurs mains pour la ramener à la vie), chaque lieu (le repère souterrain des enfants perdus, la chambre d'enfants des Darling où commence l'histoire), chaque étrange symbole de ce conte (l'ombre de Peter, élément fascinants parmi tant d'autres), mais nous conclurons sur la plume magnifique de l'auteur. Le traducteur Michel Laporte, également auteur de romans jeunesse, rend justement honneur à l'écriture de James Barrie : une langue d'une poésie et d'une virtuosité absolument envoutantes où le lecteur est régulièrement pris à partie dans un jeu de dialogues qui rappelle la version théâtrale de l'histoire. Un style facétieux et mélancolique à la fois qui apporte la touche suprême à cette œuvre de haute volée.
"Mme Darling entendit parler de Peter pour la première fois alors qu'elle rangeait l'esprit de ses enfants. C'est l'habitude, pour toutes les bonnes mères, une fois que leurs enfants sont endormis, de fouiller dans leur esprit et de préparer tout pour le matin, en remettant à sa place chacun des nombreux éléments qui ont été dérangés pendant la journée. Si vous restiez éveillés (mais bien sûr c'est impossible) vous pourriez voir votre propre mère le faire, et vous trouveriez passionnant de l'observer. C'est comme ranger les tiroirs. Vous la verriez à genoux, je suppose, penchée avec enthousiasme sur une de vos pensées, se demander où vous avez bien pu pêcher une idée pareille, et faire des découvertes, certaines agréables et d'autres moins, appuyant ceci contre sa joue comme si c'était aussi doux qu'un chaton et plaçant précipitamment cela hors de sa vue. En vous éveillant, le matin, la méchanceté et les idées mauvaises avec lesquelles vous êtes allé au lit se trouvent bien pliées et rangées au fond de votre esprit tandis que, sur le devant, sont disposées vos meilleures pensées, bien défroissées, prêtes à être portées."
En bref : Véritable coup de cœur, le Peter Pan de James Barrie est un suprême chef d’œuvre de la littérature de jeunesse qui mérite d'être redécouvert dans son texte intégral pour en apprécier toute la qualité. Tant dans la poésie du style que dans la psychologie des personnages, dans la symbolique de l'histoire que la mélancolie dissimulée dans sa seconde lecture, ce roman reste, plus d'un siècle après sa publication, infiniment précieux.
Et pour aller plus loin...