"Quand on est vivant, on occupe les places que les morts ont laissées. C'est la règle."
Agonie
est sorcière. Félicité, passeuse de fantômes. Le silence dure depuis
trente ans entre ces deux filles de berger, jusqu'au jour où la mort
brutale de leur mère les réunit malgré elles. Pour recueillir ses
derniers mots, elles doivent retrouver son spectre, retracer ensemble le
passé de cette femme qui a aimé l'une et rejeté l'autre. Mais le
fantôme de leur mère reste introuvable, et les témoins de sa vie, morts
ou vivants, en dessinent un portrait étrange, voire contradictoire. Que
voulait-elle révéler avant de mourir ? Qui était vraiment cette femme
fragmentée, multiple ? Leur quête de vérité emmènera les sœurs des
ruelles de Nice au désert d'Almería, de la vallée des Merveilles aux
villages abandonnés de Provence, et dans les profondeurs des silences
familiaux.
Entrez dans le salon de thé. Prenez une tasse chaude à l'abri de la pluie. Écoutez leur histoire.
Entrez dans le salon de thé. Prenez une tasse chaude à l'abri de la pluie. Écoutez leur histoire.
***
Nous voilà de retour après plus d'un mois d'absence – déménagement oblige – et avec une belle pile de lectures d'Halloween en retard. Il faudra en programmer la majorité pour l'année prochaine, mais en attendant, impossible de ne pas parler du livre qui nous a accompagné au cours de ces dernière semaines, entre cartons et installation : Du thé pour les fantômes. Un titre énigmatique, tiré d'un poème de l'auteur brésilien Mario Quintana, et une couverture illustrée de crânes et de porcelaines qui avaient évidemment retenu notre attention lors de sa sortie l'année dernière. Pour découvrir ce deuxième titre de la romancière Chris Vuklisevic, nous avions attendu sa réédition (reliée et jaspée) en avant-première au dernier salon du Livre sur la Place, aussi l'occasion de papoter avec l'autrice de réalisme magique, un registre trop méconnu dont on est tombé amoureux depuis la lecture d'Alice Hoffman et de ses Ensorceleuses.
"Parfois, une histoire n'existe pas
dès son premier moment. Elle trouve ses racines plus tard, plus haut
dans l'arbre, et il faut descendre ensuite le long du tronc, grimper
encore quelques branches, repartir vers les nœuds du bas, ramasser les
feuilles mortes et cueillir les nouveaux fruits pour en saisir tous les
contours et la mesure."
Années 80, Nice et son arrière-pays. Deux sœurs, jumelles, bien que rien ne porte à le croire de prime abord. Agonie, qui porte sa nature de sorcière sur son visage, et Félicité, passeuse de fantômes, pâle comme les spectres qu'elle aide à rejoindre le monde des morts. La première a disparu depuis longtemps pour se cacher dans une cahute perdue en pleine cambrousse, puisqu'on ne voulait pas d'elle. La seconde traque les esprits errants restés parmi les vivants parce qu'ils sont décédés en laissant une phrase inachevée en suspens. Malgré leur lien de sang, tout les oppose : l'une était désirée, l'autre non ; l'une était choyée, l'autre était haïe. Leur mère, mystérieuse, secrète, et aujourd'hui complètement folle, est restée dans la bergerie où elles ont grandi, au beau milieu d'un village déserté depuis belle lurette par tous ses habitants. Lorsque cette dernière meurt soudainement et que Félicité ne retrouve son fantôme nulle part, les deux sœurs comprennent qu'il est temps pour elles de se réunir, bon gré, mal gré. Un long périple commence pour ces deux âmes jumelles, périple qui les conduira des tombes effacées du cimetière au désert espagnol, à la recherche de la vérité sur leur famille, traquant les secrets comme on traque les esprits.
Le palais Caïs de Pierlas, à Nice, où se déroule une partie de l'intrigue.
"On n'est pas qu'une personne dans sa vie (...). Certains te diront qu'on emprunte à l'envi des masques. Moi, je te dis qu'on change de peau, de chair, de squelette et de sang. On ne ment pas en le faisant : on se transforme. On oublie celles qui peuplaient notre corps pour leur préférer des femmes nouvelles. Plus sages. Ou plus épaisses, ou plus prudentes, selon le sort de celles qui ont précédé."
Inclassable, beau et inattendu. Ainsi pourrait-on qualifier Du thé pour les fantômes. Couronné du Grand Prix de l'Imaginaire et du prix du meilleur roman francophone aux Imaginales (aux côtés du magnifique Sauvage, récompensé dans la catégorie roman étranger), le livre de Chris Vuklisevic vient réinventer une littérature dont on pensait qu'elle n'avait plus rien de réellement nouveau à offrir. Car il ne suffit pas d'imaginer un monde peupler de fééries et de chimères pour donner lieu à de bonnes intrigues fantastiques – celles-là pullulent sur les étagères des librairies, convenues et oubliables – le genre donnant souvent lieu à des modèles vus et revus. En choisissant la fenêtre du réalisme magique, courant initialement sud-américain (on considère souvent Gabriel Garcia Marquez comme son père fondateur), l'autrice s'éloigne des autoroutes trop fréquentées de la littérature de genre.
La Vallée des Merveilles, véritable paysage du Mercantour qui sert de décor au roman.
"Mourir, après tout, pourquoi pas. Quand on a six ans, mourir, ça ne fait pas plus peur que de traverser un couloir la nuit."
L'exercice y est plus complexe et le résultat, d'autant plus riche. L'univers y est le nôtre, dans ce qu'il semble avoir de plus réaliste et pragmatique : une époque précise (les années 80) et un contexte géographique qui confère d'emblée un sentiment de proximité (l'arrière-pays niçois et sa Vallée des Merveilles). Et puis au milieu de cela, des personnages qui paraissent aussi vrais que vous et moi, comme de chair et de sang, mais dont la nature profonde leur donne le pouvoir de tailler la bavette avec les revenants ou de cracher une nuée de papillons de nuit à chaque parole prononcée. Chez Chris Vuklisevic et comme dans toute bonne œuvre de réalisme magique qui se respecte, l'incursion du merveilleux ne provoque pas de bascule dans l'intrigue, il y est un élément constitutif de son arrière-plan, une couleur, ou plutôt un filtre qui fait office de bain révélateur afin de mettre toutes les autres en évidence. La magie, la bizarrerie et l'impossible s'invitent de la plus naturelle des façons pour mettre en exergue les véritables thématiques du roman.
"C'est là, dans ce point aveugle de la mémoire, que se cachent les fantômes. Dans leurs moments de honte, leurs culpabilités, leurs regrets en suspens. Dans leurs vérités sous les masques. Saisir les remords du vivant pour débusquer le spectre."
Et quelles sont-elles ? La perte, le deuil, la transmission. Ou l'absence de transmission : les secrets de famille qui, trop longtemps cachés, s'expriment au corps défendant de ceux qui les ont tus. Qu'ils prennent la forme de papillons s'échappant d'une bouche édentée ou de spectres bavards de n'avoir pas fini leur phrase quand était venue leur dernière heure, ils endossent ici le costume du symbole et de la métaphore. Ce que nous sert l'autrice, ce n'est ni plus ni moins qu'un récit transgénérationnel qui aurait emprunté aux contes et aux fables leurs plus beaux atours pour mieux se raconter. Le résultat n'en est que plus vif et touchant.
"Il faut pour comprendre arracher l'écorce
S'enfoncer dans le tronc jusqu'aux racines
Remonter l'arbre de l'histoire pour en manger
Les fruits acides."
Le style n'est pas étranger au plaisir de la lecture, tant l'écriture de la romancière se démarque de ce qu'on a l'habitude de voir aujourd'hui. Chris Vuklisevic, en véritable enchanteresse des mots, manie la plume comme les bonnes sorcière manient la magie. Un mélange de grâce, de virtuosité et de poésie, l'autrice n'hésitant pas à passer de la prose aux vers si l'âme d'une scène l'exige, ou ne reculant jamais devant l'audace d'une figure de style du moment qu'elle est nécessaire. Le tout, malicieux et onirique à la fois, fait mouche, et on se surprend à relire certains passages à voix haute pour se délecter de cette langue rare et surprenante.
"La mémoire, c'est une théière brisée.
Pour la retrouver entière et s'y abreuver, il faut de la patience, des
morceaux à rassembler, de l'or pour souligner les failles et, pour
réunir les pièces, du temps. Du temps et une laque, toxique tant qu'elle
n'est pas sèche. Alors il ne faut pas se presser. Il ne faut pas trop
vite retrouver la mémoire, sinon la théière se casse et elle vous
empoisonne."
En bref : Laissez vos certitudes sur la littérature de l'imaginaire à la porte : avec Chris Vuklisevic, le genre se dote d'un petit supplément d'âme. Audacieux et furieusement poétique, Du thé pour les fantômes raconte l'enquête à travers les générations d'une famille qui, comme tant d'autres, a dû se construire sur des secrets. Dès lors, on se reconnait dans le désir de vérité des personnages et l'on ne s'étonne même pas d'y croiser des théières sauvages dotées de personnalité ou des spectres qu'on pourrait emprisonner dans des miroirs, tout prenant soudain sens. Un petit bijou de profondeur et d'étrangeté à servir bien chaud dans un service en porcelaine.
J'ai eu un peu de mal à entrer dans l'histoire au départ, mais une fois dedans, j'ai beaucoup aimé !
RépondreSupprimerÇa ressemble à un conte...