dimanche 18 juin 2023

Mise à feu - Clara Ysé.

Éditions Grasset & Fasquelle, 2021 - Le Livre de Poche, 2023.
 
 
    Nine et Gaspard vivent dans la maison de leur mère, l’Amazone. Nouchka, leur pie, veille sur le trio. La nuit du réveillon, un incendie ravage le paradis de l’enfance. Le lendemain, le frère et la sœur se réveillent seuls chez leur oncle, l’inquiétant Lord. Ils reçoivent tous les mois une lettre de l’Amazone qui leur dit préparer dans le Sud la nouvelle demeure qui les réunira bientôt. Quel pacte d’amour et de rêve vont-ils nouer pour conjurer l’absence ?

    Récit magique et cruel, féérie moderne, roman d’initiation et d’aventure, ode à la liberté, à l’adolescence, à la tendresse, aux amitiés qui sauvent, Mise à feu envoûte par son émotion, sa puissance d’évocation poétique et musicale.
 
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     Premier roman d'une artiste aussi discrète que remarquée, Mise à feu signe l'entrée dans la littérature de la jeune musicienne et chanteuse Clara Ysé. Son nom ne vous dit rien ? Sa voix, comme surgie des profondeurs, évoque quelque chose d'une Barbara des temps modernes lorsqu'elle entonne Le Monde s'est dédoublé, EP sorti en 2019 qui nous fait encore frissonner. Son univers d'autrice-compositrice, quelque part entre féérie et fantômes, annonçait une écriture prometteuse. Le prix littéraire de la Vocation est venu couronner Mise à feu en 2021, cette année également sélectionné au prix des lecteurs du Livre de Poche.
 
Clara Ysé

"La peur a un vocabulaire physique qu’elle ne partage qu’avec l’amour. Et c’est peut-être pour cette raison que c’est toujours l’amour qui nous en sauve."

    Et si l’œuvre est aussi discrète que son autrice, on comprend les récompenses et les nominations, on comprend l'engouement discret mais renouvelé pour ce premier roman magique et dérangeant. Mise à feu semble s'affranchir des frontières entre le réel et l'imaginaire tout en parvenant à s'imposer comme un texte de littérature générale, ce label si français pourtant synonyme de cases auxquelles se conformer et de cadre à ne pas dépasser. En racontant l'histoire de Nine et Gaspard, c'est un peu celle d'Hansel et Gretel, ou celle de Kay et Gerda, que Clara Ysé réinvente ici. Un frère et une sœur confrontés à la cruauté de la perte et de l'absence, à un monde où l'on comprend le langage des oiseaux et ou l'on nomme le méchant d'un pseudonyme de prince noir, façon Barbe-Bleue.
 
Le monde s'est dédoublé, EP étrange et enchanteur de l'autrice-compositrice.
 
"Ses yeux s’embuèrent et les miens, immédiatement, répondirent à l’appel. Les larmes tombaient de ses paupières et dévalaient mon visage en écho."
 
    Car il y a, à n'en pas douter, du conte dans Mise à feu : "il était une fois un frère et une sœur contraints d'aller vivre chez leur oncle pendant la mystérieuse absence de leur mère, mais leur oncle, ogre vorace, décide de ne pas les laisser en paix". A la fois enfants, adolescents et, déjà, trop adultes, Nine et Gaspard nous font osciller entre un monde gouverné par la pensée magique et un autre, plus violent, parfaitement ancré dans la réalité. L'autrice nous fait passer de l'un à l'autre avec une fluidité aussi surprenante que le résultat convainc, malgré son étrangeté.
 

"— C’est quoi, les amants ?
 — C’est des grandes personnes qui se collent l’une contre l’autre quand elles sont ensemble, c’est plus fort qu’elles. Elles peuvent se décoller seulement avec une contre-pression intense.
 — Ah …
 — C’est comme les aimants. Ceux qu’il y a sur le frigo. C’est le même mot prononcé différemment."

    Fille de la célèbre psychanalyste et philosophe Anne Dufourmantelle, Clara Ysé distille en arrière plan de sa fable noire quelque chose de profondément psychanalytique : la quête de ces enfants qui ne sont pas tout à fait des enfants, motivée par les lettres qui leur parviennent de leur mère, est-elle réelle ? Ou seraient-ils en train de se raconter des histoires, se bercer d'illusions, pour ne pas faire face à l'impensable ? Habité de musiques et de symboles, Mise à feu pique et intrigue également lorsque l'autrice, qui ne craint pas la crudité, suggère l'incestuel ou raconte le rapprochement des corps.


"Il voudrait prendre les coups pour ceux qu’il aime mais la violence s’abat parfois sans qu’on la voie venir. Elle est là, comme ces rapaces à l’arrêt au-dessus de leur proie. (…) Ça le ronge, cette sauvagerie du hasard, ou du destin, selon le nom qu’on donne aux oiseaux de proie."

En bref : Quelque chose des Innocents de Bertolucci raconté par Andersen, Mise à feu est un texte qui oscille entre féérie et cruauté, entre beauté et mélancolie, entre rage et poésie. Clara Ysé signe un premier roman enfiévré et incandescent qui porte le lecteur par son étrangeté électrique. Aussi musical que littéraire, ce récit a la forme d'une fuite, dans tous les sens du terme.