lundi 28 mars 2022

Préférer l'hiver - Aurélie Jeannin.

Librinova, 2018 - Harper Collins, 2020 - Harper Collins Poche, 2021.

    «  Maman et moi vivions ici depuis un peu plus de trois ans quand nous avons reçu le coup de fil. Au milieu des pins, des chênes et des bouleaux, au bout de ce chemin sans issue que deux autres propriétés jalonnent.  »
    À distance du monde, une fille et sa mère, recluses dans une cabane en forêt, tentent de se relever des drames qui les ont frappées. Aux yeux de ceux qui peuplent la ville voisine, elles sont les perdues du coin. Pourtant, ces deux silencieuses se tiennent debout, explorent leur douleur et luttent, au cœur d’une Nature à la fois nourricière et cruelle, et d’un hiver qui est bien plus qu’une saison  : un écrin rugueux où vivre reste, au mépris du superflu, la seule chose qui compte.
    Dans un rythme tendu et une langue concise et précise qui rend grâce à la Nature jusqu’à son extrémité la plus sauvage, Aurélie Jeannin signe un premier roman comme une mélancolie blanche, aussi puissant qu’envoûtant.
 
***
 
    C'est dans sa première version autoéditée chez Librinova que nous avons repéré ce livre, en décembre 2018. Un titre sobre, simple et étrange. Une couverture, entre neige et vertige, dans laquelle nous aurions voulu nous perdre. Un résumé mystérieux, rassurant, et mélancolique à la fois. Après hésitation et bien que très curieux, nous n'avons finalement pas osé tenter l'expérience ; sans doute la peur de l'autoédition. Mais deux ans plus tard, voilà que le roman d'Aurélie Jeannin a séduit le monde éditorial et ressort chez Harper Collins. La fin de cet hiver a été l'occasion de le découvrir, quelque part entre le gel du dehors et la chaleur du dedans...
 
 Première édition chez Librinova
 
    Pas de prénom, pas d'époque, pas de localité précise non plus. La narration nous emmène à la rencontre d'une femme et de sa mère, recluses dans une cabane perdue en pleine forêt. Toutes les deux se sont réfugiées là, dans le silence, fuyant le monde moderne et les deuils qu'elles y ont laissés. On suit jour après jour leur quotidien dans cet univers réduit, porté par les livres à l'intérieur, entouré d'arbres à l'extérieur. Vivant au rythme de la nature et de ses cycles, les deux femmes se préparent à l'approche de l'hiver, toujours rude. Il faut faire des réserves, faire le plein de vivres. Pour cela, on ne peut y couper, il faut descendre en ville, affronter le bruit et le monde le temps de quelques achats. Une excursion violente à laquelle suivra l'intrusion de ce même monde envahissant au sein de l'asile de quiétude où elles s'étaient réfugiées...


"Maman est unique, mais tout le monde l'est. C'est pour cela que je ne l'admire pas - je n'admire personne au demeurant. Il m'est arrivé parfois de lire des livres qui ressemblaient à Maman ; serrés, compacts. Jamais faciles, parfois inaccessibles, mais pour moi, immensément beaux et inspirants."

    Qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, Préférer l'hiver n'en reste pas moins un roman marquant, surprenant dans son fond comme dans sa forme. L'intrigue échappe à la construction classique d'un scénario, d'un écrit romanesque : pas de situation initiale clairement définie, pas d'élément déclencheur précis, pas de péripéties à proprement parler. Aurélie Jeannin bouscule les codes dramatiques et prend le lecteur au piège de ce froid hivernal qui nous saisit et nous fait perdre la notion du temps.
 
"Maman distingue les écrivains et les romanciers. Elle dit que les romanciers savent raconter des histoires. Que ce qui importe aux écrivains, ce sont les mots, leur enchaînement et le rythme. Ceux qui excellent dans les deux elle les appelle les auteurs."
 
    Car c'est d'abord cet élément que l'autrice semble travailler, allonger, voire déformer. Le temps. Dans cette histoire où le contemplatif et l'introspection prennent le pas sur l'action, les heures semblent s'étirer au milieu d'une forêt d'un gris bleu apaisant. Les bruits sont étouffés, le lecteur se retrouve comme enveloppé, groggy par un froid qui ralentit aussi bien les gestes que le flux de la pensée. En même temps qu'elle nous fait prendre la mesure du temps, l'écriture d'Aurélie Jeannin cherche à saisir l'instant présent et à anesthésier les souvenirs qui pourraient remonter à la surface. Car c'est peut-être dans la mémoire, dans les événements d'une vie d'avant, que s'explique le dégoût d'un monde dont on ne veut plus.
 
 
"En restant dans le passé, on tombe en arrière, et rien ne nous retient. Si on se projette, on tombe en avant, dans ce trou incertain que représente l'avenir. Il faut être dans le présent, de façon absolue, profonde, totale, pour, à défaut de continuer de vivre, au moins ne pas mourir."
 
    La force de ce livre, c'est probablement sa prose. Car jamais une plume aussi méticuleuse, précise, fournie, et parfois même complexe aura à ce point réussi à saisir la sobriété de la nature. La narratrice dissèque chaque instant pour en saisir l'étincelle de vie la plus pragmatique, expose sans recherche de style et pourtant avec une rare poésie l'évolution des relations mère / fille au sein de cet hiver étrange, et s'attache à décrire avec richesse et tout à la fois simplicité le fonctionnement de sa pensée et les rouages de sa réflexion. Aurélie Jeannin s'impose avec une écriture du contraste, mais aussi d'une grande subtilité.
 
"Notre conscience a des limites, et c'est précisément pour cela qu’il y a des peines insurmontables et inimaginables. Des peines dont on ne peut faire aucune œuvre, dont rien ne pourra jamais vous délivrer. On ne peut pas faire de littérature avec ce genre de deuils. Ils sont ineffables. Ce sont des événements qui appauvrissent les mots, qui les creusent. Ce sont des événements qui raclent, grattent les bords, les fonds, de vous et de la vie. Ils vous assèchent, vous lyophilisent, vous laissent comme un corps vide. Ces peines sont l’infini lui-même. Un puits sans fond. Des tristesses éternelles. On ne reprend pas une vie après la mort de son enfant, on avance emporté par le courant glacé. On flotte à la surface, on coule parfois mais on ne redevient jamais ce marcheur sur la berge, serein, qui avance à son rythme en regardant le paysage. Nous, les endeuillés sans dénomination, nous sommes charriés par les flots, nous avons le regard brumeux et l'âme lessivée. Nous ne vivons pas vraiment. Demain ne nous ramènera pas nos enfants. C’en est fini d’eux. L'histoire est celle-ci. La leur et la nôtre."

    L'engourdissement nous gagne, le lecteur le ressent presque physiquement. On pourrait décider de devenir la victime volontaire de ce froid qui dépasse les simples pages du livre. Mais dès lors que l'autrice invite le monde extérieur dans ce cocon protecteur, on vit avec elle cette confrontation de plein fouet à laquelle suit une intrusion d'autant plus violente. On veut hurler avec elle, on partage sa peine et on prie pour de meilleurs lendemains.


"La méchanceté des parents est incommensurable. Elle explose votre cœur et pulvérise votre identité. Et elle le fait de façon tout à fait simple. C'est une méchanceté naturelle et facile."

    C'est là que, malheureusement, le livre nous a quelque peu perdu... à partir de ce choc brutal dans l'intrigue (qui arrive bien aux deux tiers du roman), Aurélie Jeannin aurait dû prendre un virage plus radical. Opérer un renversement total dans sa trame, amener à un revirement du statu quo dans lequel les personnages étaient installés, ou même dans l'équilibre de la situation de départ. Au lieu de cela, les journées continuent de se suivre, dans une langueur qui perd un peu de son sens, jusqu'à une conclusion qui n'en est pas vraiment une. Dommage.
 
 "Les drames comme les bonheurs font la vie. D'ailleurs, bonheur et drame sont des mots qui pourraient ne pas exister. Cela éviterait de les considérer comme pouvant ou non arriver dans la vie. Cela nous éviterait d'être surpris."

En bref : Un livre d'une prose magnifique dans une atmosphère sauvage et enneigée, au sein de laquelle les deux héroïnes se sont réfugiées pour fuir un monde dont elles ne voulaient plus. L'écriture est telle qu'elle nous fait faire corps avec ces deux femmes, dont on épouse les idéaux et la simplicité... au point de vivre presque physiquement leurs douleurs et leurs peines. Pour autant, on avoue regretter que Préférer l'Hiver ne nous conduise pas au-delà de ce postulat, que la suite de l'intrigue ne soit pas davantage portée par une intention plus claire de l'autrice.

dimanche 20 mars 2022

Les sorcières d'Astria #4, "Prisonnière du Royaume des Morts" - Marliese Arold.

Gefangen  in der unterwelt (Magic Girls #4)
, Ars Edition, 2009 - Bayard Jeunesse (trad. de S.Roussel), 2015.

    Après leur effrayante mésaventure au milieu des Tuniques Noires de la Magie, Éléna et Roxane retournent chez les humains. Mais Roxane, d'habitude si audacieuse, semble soucieuse, et il lui arrive de rater les sorts les plus simples. Est-ce parce qu'elle est tombée amoureuse d'Eusébius, le jeune sorcier qui les a protégées du terrible mage Mafaldus Horus ? Ou est-ce parce que Mafaldus a réussi à lui lancer une malédiction, malgré le Sort de Protection administré par Eusébius ? Hélas, plus les jours passent, et plus les pouvoirs de Roxane s'affaiblissent... Éléna, inquiète, décide d'en parler à sa grand-mère. C'est le moment que choisissent les sbires de Mafaldus Horus pour kidnapper Roxane impuissante ! Ils la conduisent jusqu'à leur chef, au pied de l'Arbre aux épines où s'ouvre une porte vers le Royaume des Morts...
 
***
 
    Il y a de cela quelques années, nous avions commencé cette série jeunesse très sympathique qui réinventait une fois encore le thème de la sorcellerie. Au croisement de Sabrina l'apprentie Sorcière, Ma sorcière Bien aimée ou encore de la Trilogie des Charmettes, Les Sorcières d'Astria nous racontait les mésaventures de la famille Bredov, mise au ban du monde des sorciers suite aux rumeurs accusant le père de famille de pratiquer la magie noire. Ce dernier s'était vu transformé en iguane et les Bredov, pour fuir leur vie de misère, s'étaient proposés pour résider quelques temps en MagExil. Le MagExil, qu'est-ce que c'est ? Une sorte de mutation de longue durée en immersion dans le monde des humains, de façon à pouvoir alimenter la recherche sociologique à leur sujet. Eléna, la benjamine de la famille, ne tardait pas à se faire des amies mortelles qui découvraient sa véritable identité et qui allaient l'aider dans sa quête pour innocenter son père. Le précédent tome, plus sombre que les premiers opus au ton très léger, avait raconté la victoire des Bredov dans leur lutte contre Mafaldus Horus, mage noir retenu prisonnier dans un arbre aux épines dont il cherche à s'échapper depuis de nombreuses années...
 

    Dans ce troisième tome, on découvre que le récent combat contre ce puissant sorcier n'a pas été sans conséquence : Roxane, la meilleure amie sorcière d'Eléna, probablement touchée par un sortilège, perd progressivement ses pouvoirs. Bien décidée à lui venir en aide, la benjamine des Bredov raconte les récents événements à Mona, son extravagante (mais puissante) grand-mère. Cela n'empêche pas les Tuniques Noires, sorciers à la solde de Mafaldus, de kidnapper Roxane pour la remettre à leur maître, dans son univers sous l'arbre ensorcelé qui lui sert de prison. Là, dans ce monde souterrain en contact direct avec les Enfers, Mafaldus a échafaudé un plan pour troquer la vie de la jeune fille contre sa propre liberté... Armée de son seul courage et de sa magie balbutiante, mais aidée de ses deux amies mortelles bien décidées à l'accompagner dans cette aventure, Eléna s'envole pour Astria afin de sauver Roxane...


    Même après une pause de cinq ans dans la lecture de cette série, on avoue avoir replongé dans son univers avec un plaisir coupable. Les sorcières d'Astria ne révolutionne pas la littérature fantastique jeunesse, loin de là, mais cette série sait néanmoins satisfaire son lectorat avec des intrigues bien construites, des personnages attachants, et un ton qui alterne désormais entre l'humour des débuts et une dimension plus grave avec l'omniprésence de la magie noire. L'ensemble reste léger mais offre une bulle de lecture sympathique aux préadolescents friands de littérature fantastique. On se demande cependant si ces romans, dans leur version originale allemande, ne visaient pas un lectorat légèrement plus âgé que celui auquel se destine cette traduction française... (N'ayant aucune notion d'allemand, nous ne pourrons cependant pas le vérifier).
 

    On retrouve ainsi des protagonistes qu'on adore, Mona en tête (on a déjà eu l'occasion de le dire par le passé, mais cette sorcière rousse débordante d'ironie et d’excentricité nous évoque très fortement Endora dans Ma Sorcière bien-aimée) et on fait davantage connaissance avec Eusébius, jeune sorcière prometteur pour lequel Roxane reconnait un petit faible. On regrette quelque peu le manque de charisme, en revanche, de Mafaldus Horus : il ne suffit pas d'être un mage noir et de porter une grande robe sombre pour inspirer le même effroi qu'un Voldemort. N'est pas J.K.Rowling qui veut...
 

    Ce titre présente l'intérêt de nous faire voyager dans le monde souterrain, au pays des Morts. On comprend rapidement qu'il s'agit des Enfers, et l'autrice Marliese Arold s'amuse de nombreuses références à la mythologie gréco-romaine. Un fleuve qu'il faut traverser en empruntant la barque d'un passeur, un chien à trois têtes qui garde l'autre-rive... C'est bel et bien du Styx et de Cerbère (rebaptisé ici Zerber) qu'il s'agit ! Un jeu de clins d’œil ludique qui permet en même temps d'élargir l'univers et la propre mythologie d'Astria.
 

    Le roman continue également de miser sur les codes graphiques instaurés dès le premier opus, avec les encarts et encadrés multiples qui, à grand renfort de lettrines gothiques, nous glissent ici et là formules magiques ou notices de sortilège en lien avec l'intrigue. Une marque de fabrique sans laquelle cette série perdrait de son intérêt, même si on peut reprocher que lesdits visuels se réinventent assez peu depuis quelques tomes...
 

En bref : Cette série, sympathique sans être révolutionnaire, se poursuit sur sa lancée avec ce quatrième opus qui fait la part belle à la mythologie. L'autrice s'inspire des croyances de l'Antiquité pour donner de nouvelles couleurs à Astria, et ce roman remplit sa mission purement distrayante. On continuera Les sorcières d'Astria avec le même plaisir.
 

Et pour aller plus loin...
  

jeudi 17 mars 2022

Charlie et la chocolaterie - Un musical de D.Greig, M.Shaiman & S.Wittman d'après Roald Dahl.

Charlie et la chocolaterie

Livret : David Greig
Musique : March Shaiman
Paroles : Scott Wittman & Marc Shaiman (adaptées par Ludovic-Alexandre Vidal)

D'après le roman de Roald Dahl

Adaptation et mise en scène : Philippe Hersen
 
Avec : Arnaud Denissel, Mathias Marzac, Gaspard Estève, Jean-Pierre Raphaël Duclos, Marlène Conan...

Au théâtre du Gymnase Marie Bell du 21 octobre 2021 au 9 janvier 2022
Au théâtre Marigny du 18 février au 7 mai 2022

    Charlie est un enfant issu d'une famille pauvre. Travaillant pour subvenir aux besoins des siens, il doit économiser chaque penny et ne peut s'offrir les friandises dont raffolent les enfants de son âge. Un beau jour, Mr Willy Wonka, propriétaire légendaire d'une gigantesque chocolaterie, propose un grand concours : cinq enfants pourront passer une journée en compagnie de cet étrange personnage, visiter ce lieu fabuleux et gagner une récompense qui dépasse toutes leurs attentes. Une frénésie d'achat de chocolat "Wonka" s'empare alors du monde entier... Par un heureux hasard, Charlie parvient à trouver le cinquième et dernier ticket d'or qui lui ouvre les portes de l'usine...

***

    On l'attendait avec impatience, ce spectacle musical : adapté de l'un de nos romans préférés de Roald Dahl, Charlie et la Chocolaterie, transposé sur scène et joué dans le West-End en 2013 puis à Broadway en 2017, figurait sur notre liste des 10 comédies musicales à voir avant de mourir (oui, oui). Autant dire que l'annonce d'une mise en scène française il y a deux ans, prévue pour septembre 2020, avait suscité chez nous un réel enthousiasme. Et puis, comme pour Le tour du monde en 80 jours, le coronavirus s'en était mêlé, et il avait fallu revoir notre programme. Fort heureusement, à l'automne 2021, le Théâtre du Gymnase Marie Bell a pu rouvrir ses portes et nous donner enfin l'occasion de découvrir cette adaptation. Le musical a rapidement rencontré un certain succès, si bien qu'à la fin de sa programmation, le spectacle a migré au Théâtre Marigny (rien que ça) pour jouer les prolongations...
 

    Mais commençons par un peu d'histoire. Charlie et la chocolaterie, c'est tout d'abord un très célèbre roman jeunesse de Roald Dahl, publié en 1964 et déjà adapté à deux reprises au cinéma. Une première fois par Mel Stuart avec Gene Wilder en 1971, puis une seconde fois en 2005 par l'inénarrable Tim Burton avec Johnny Depp. Alors qu'un autre roman de Roadl Dahl, Matilda, a déjà connu son adaptation en musical en 2010, c'est au tour de Charlie et la Chocolaterie de se voir transposé en version scénique en 2013 pour le West-End. Ce spectacle est alors composé et co-écrit par l'excellent Marc Shaiman (à qui l'on doit le musical Hairspray, ou encore les chansons et musiques du film Le retour de Mary Poppins et de La Famille Addams). Malgré quelques faiblesses pointées par la presse, la mise en scène de Sam Mendes permet au musical de rester à l'affiche sept ans et d'être repris à Broadway dans une nouvelle version. Malheureusement, la mise en scène américaine, qui décide de faire jouer les rôles d'enfants par des adultes, ne rencontre que peu de succès et ne reste même pas un an à l'affiche. Cette transposition française (la première!) est mise en scène par Philippe Hersen, qui co-adapte le spectacle aux côtés de Ludovic-Alexandre Vidal, auteur et parolier de l'excellent Tour du monde en 80 jours et déjà adaptateur, entre autres, du Bal des vampires dans sa mise en scène à Mogador. Philippe Hersen a souhaité, pour son Charlie et la chocolaterie, raviver la fantaisie du film de Burton. Alors, verdict ?
 

Film VS spectacle : comme un air de déjà vu ?
 
    Malgré notre enthousiasme initial, on doit admettre être sorti de la salle de spectacle très mitigé. Il y a évidemment du très TRES bon dans ce spectacle, à commencer par la mise en scène et la scénographie. Cette adaptation française compose très bien avec les contraintes d'un théâtre parisien (loin de la technique et des possibilités d'une scène du West-End ou de Broadway) en mêlant réel et numérique. Comme pour Oliver Twist, qu'on avait adoré à la salle Gaveau il y a quelques années, une partie du décor est en effet conçue par informatique et projetée sur le fond de scène, par-devant lequel se superposent des éléments réels. La décoratrice, Emmanuelle Favre, parvient à relever un beau défi et s'inspire majoritairement des visuels de Burton, dont l'aura plane évidement sur ce spectacle. Les effets visuels sont moins spectaculaires que pour d'autres spectacles qui nous en ont mis plein les yeux (on pense à la claque du Bal des vampires, inégalable), mais il y a eu quelques beaux moments d'émerveillement, à l'image de la scène d'ouverture, où Willy Wonka aspire l'intégralité du rideau dans son chapeau haut de forme, ou encore de l'envolée en ascenseur de verre. Toujours dans la continué des visuels à la Burton, les costumes de Sylvain Rigault sont littéralement explosifs et particulièrement esthétiques. La tenue de Willy Wonka, élégante et dont les motifs évoquent un berlingo véritable, renvoie bien sûr à la silhouette mémorable de Johnny Depp dans le film de 2005.
 

    Le scénario de David Greig fonctionne plutôt bien et se révèle être une adaptation intéressante du roman par certains côtés. L'une de ses très bonnes idées est de faire intervenir le personnage de Willy Wonka "sous couverture" pendant la première moitié du spectacle (soit avant que les enfants ne viennent visiter la chocolaterie). Afin de surveiller la course aux tickets d'or de plus près, le chocolatier se déguise en confiseur et vend ses propres friandises. Il est ainsi régulièrement présent et c'est depuis la télévision de sa boutique qu'on découvre l'un après l'autre les quatre premiers enfants lauréats, qui font l'actualité des flashs infos. Autre modification : le scénario fait disparaître le père de Charlie, décédé avant les événements racontés sur scène. Aucune véritable explication ne semble justifier ce choix, si ce n'est celui d'ajouter de l'émotion à l'histoire, peut-être... (mais nous y reviendrons tout à l'heure).
 


    D'autres modifications sont cependant moins heureuses. Dans la continuité du film de Burton, les quatre concurrents de Charlie sont de nationalités différentes ; ce qui passe plutôt bien (ou disons sans problème) dans la version cinéma est appuyé à grand renfort de clichés dans la version scénique (par exemple, profusion de saucisses dès qu'Augustus entre en scène, et accent à couper au couteau), pour un résultat souvent malaisant. Le personnage de Mike Teavee, que les auteurs ont tenté de moderniser, devient un adolescent hyperactif sans grand relief et sa mère est une copie conforme (en moins bien) du personnage de Mrs Beineke dans le musical de La famille Addams. Enfin, la vision des Oompa Loompas reste sujette à questionnement : ces petits personnages, réinterprétés à chaque mise en scène de façon différente (notamment sous forme de marionnettes dans l'un des récents spectacles), ont ici l'allure d'une peuplade inca dont aurait fait la main-d’œuvre d'une usine...


    Malgré des personnages pas toujours convaincants, admettons que les acteurs s'en tirent plutôt bien. Arnaud Denissel campe un excellent Willy Wonka, pensé dans la droite lignée de celui interprété par Johnny Depp. On lui retrouve en effet les mimiques, intonations et le jeu de son prédécesseur (même la coupe de de cheveux y est). Le comédien cabotine à fond, fait des manières et investit totalement ce personnage de mégalomane pétillant et manipulateur à la fois. Mais les acteurs les plus époustouflants sont évidemment les enfants de la troupe, d'autant qu'il est plutôt coutume, en France, de voir ce type de rôle joué par des adultes en raison d'une législation contraignante. Peut-être la production française a-t-elle tout misé pour éviter le même carnage que la version américaine ? En tout cas, ce jeune casting (deux interprètes pour chaque personnage, en alternance) épate par la qualité des prestations, Mathias Marzac (qui jouait Charlie le soir où l'on a assisté au spectacle) en tête.
 

    En revanche, une de nos grosses déceptions va à... la musique et aux chansons ! Alors que jamais nous n'aurions douté du talent de Marc Shaiman (dont nous sommes tombés plusieurs fois sous le charme des mélodies) et qu'un véritable orchestre était présent dans la salle, nous devons avouer une grande frustration. Une seule chanson nous a semblé réellement mémorable ("Il faut le croire pour le voir", qui clôture le premier acte en apothéose), tandis que les autres, même lorsqu'on les a trouvées jolies, ne nous sont pas restées en tête. Défaut d'un soir peut-être, à noter aussi que la musique était trop forte pour qu'on puisse entendre distinctement les paroles des chansons...

"Il faut le croire pour le voir", seul morceau vraiment marquant à notre sens.

    L'ensemble reste sympathique sans être, à l'image d'autres musicals que nous avons pu voir, véritablement enchanteur. Il y manque, malgré quelques tentatives des auteurs (à l'image de la mort du père de Charlie), une véritable émotion. Philippe Hersen disait vouloir reprendre l'esprit de Tim Burton mais sans les éléments sombres que ce dernier avait ajoutés à l'histoire. Or, c'est peut-être là que le spectacle aurait gagné en épaisseur, car trop de sucre tue le sucre. A l'inverse du Tour du Monde en 80 jours, réservé à un jeune public mais qui a tout pour plaire aux adultes, Charlie et la chocolaterie, conçu pour un public intergénérationnel, plaira surtout aux enfants.
 

En bref : Une adaptation visuellement réussie du célèbre roman de Roald Dahl, portée par de très bons acteurs et une mise en scène de qualité. Malheureusement, Charlie et la Chocolaterie, pourtant mis en musique par l'excellent Marc Shaiman, ne propose pas une bande-originale aussi enthousiasmante qu'on l'espérait et souffre d'une écriture souvent lourde dans le traitement des personnages. Il en reste une comédie musicale qui plaira énormément aux plus jeunes et qui saura leur en mettre plein les yeux.
 

samedi 5 mars 2022

Quand sonne l'heure - Kirby Williams.

The Long Road from Paris
, Pushcart Press, 2018 - Editions Baker Street (trad. de Sophie Guyon), 2022.

    Le 14 juin 1940, les Allemands entrent dans Paris. En quelques jours, ils posent leur empreinte sur une ville déjà désertée de près de deux tiers de ses habitants. Parmi ceux-ci, le jazzman noir Urby Brown, exilé quelques années plus tôt de La Nouvelle-Orléans, et sa compagne juive Hannah Korngold, qui s'efforcent eux aussi par tous les moyens d'échapper à l'oppression nazie. Confrontés à l'antisémitisme et au racisme, poursuivis par un groupe de néo-fascistes, ils se lancent dans un périple qui manque à plusieurs reprises de leur être fatal. Il leur réserve, de Paris à Bordeaux, d'étonnantes rencontres, jusqu'à un éphémère échange avec le général de Gaulle qui leur propose de les embarquer dans son avion pour Londres...

    Ce récit nous restitue de façon très originale l'ambiance particulière du Paris d'avant-guerre et de la débâcle de 1940, à travers le regard d'un jazzman noir américain. Dans ce roman historique et politique haletant, aux multiples péripéties, l'auteur nous offre aussi, à travers une chronique saisissante de la période précédant l'entrée des Allemands dans la capitale et de la panique qui s'ensuit, précipitant sur les routes des milliers de gens, l'occasion d'une réflexion sur l'intolérance et la haine raciales, sujets qui restent aujourd'hui d'une inquiétante actualité.
 
*** 

    L'année dernière, nous avions partagé avec vous notre avis sur Les enragés de Paris, premier roman de Kirby Williams, évocation d'un Paris fantasmé à la sauce roman noir entre jazz et montée du fascisme. L'auteur américain y mettait en scène le personnage du musicien Urby Brown, improvisé détective privé dans une capitale secouée de conflits politiques. Dans Quand sonne l'heure, nous retrouvons les mêmes protagonistes, quelques années plus tard, alors que la Seconde Guerre mondiale s'apprête à éclater.
 

    Il s'agit donc d'une suite. Une suite, vraiment ? Oui, et pourtant, on sent dans le style et à travers les thèmes abordés comme une évolution : le premier titre, hommage qui s'amusait des codes du pulp, enchaînait les rebondissements et jouait sur la dimension archétypale de ses personnages. Ce nouvel opus, sans se démarquer totalement des jalons posés précédemment, est plus sombre, habité par une certaine mélancolie qu'apporte l'horreur de la guerre. Urby n'est plus détective : hanté par les événements survenus quelques années plus tôt, il s'est retranché dans la musique, mais Hannah, sa compagne juive, est décidée à s'impliquer dans les actes de résistance malgré les risques qu'elle encoure.
 
Kirby Williams
 
    Afin de la protéger de la haine du fascisme mais aussi pour lutter contre le comte d'Urbé-Lebrun, mégalomane aryen dont il a découvert être le fils caché, Urby engage avec ce dernier un incroyable jeu de dupe et de manipulation. Cet axe narratif, parmi les plus fascinants de cette suite, élève Quand sonne l'heure au palier du thriller à la fois politique et psychologique. Le tout s'intègre au sein d'une intrigue d'espionnage aux accents dramatiques, K.Williams n'oubliant pas la quête identitaire de son personnage. En effet, alors qu'on pensait déjà connaître tout ce qu'il y avait à savoir d'Urby et de son passé, il semblerait que certains éléments restent à découvrir.
 

    Le lecteur suit Urby et Hannah, emportés dans la grande marche de l'Histoire, s'envolant d'un pays à un autre à la rencontre de nouveaux personnages historiques. Après Joséphine Baker et Louis Amstrong, c'est ici le Général de Gaulle en personne qui s'invite dans cette nouvelle aventure. Le rythme est parfois inégal mais les personnages gagnent en épaisseur, en humanité, et on s'attache farouchement à eux. On veut voir Urby et Hannah triompher des pièges posés sur leur chemin, ainsi les suit-on jusqu'à la fin dans une tension dramatique qui va crescendo. Le dernier tiers du livre clôture cette épopée pour un ultime voyage en Nouvelle-Orléans, dernière partie dont on aurait aimé qu'elle fasse l'objet d'un troisième livre entier, pour partager un peu plus de temps encore avec ces fascinants protagonistes. 

 
En bref :  Un second tome qui gagne en intensité. Après Les enragés de Paris, Quand sonne l'heure nous invite à retrouver Urby et ses compagnons à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Sans quitter l'hommage aux codes du roman noir du précédent opus, Kirby Williams met en scène des personnages plus vivants, car profondément touchés par l'essor du fascisme et l'instabilité politique. Le lecteur se laisse emporter avec Urby et Hannah dans la marche de l'histoire, odyssée aussi dramatique qu'aventureuse. 
 
 Un grand merci aux éditions Baker Street pour cette découverte !