dimanche 30 août 2020

Mary, auteure de Frankenstein - Linda Bailey (texte) & Julia Sarda (illustrations).


Mary who wrote Frankenstein, Tundra Books, 2019 - Éditions de la Pastèque (trad. d'E.Fontaine), 2019.


  Mary est une rêveuse. Le genre de fille à imaginer des choses qui n’ont jamais existé.

Voici l’histoire de Mary Shelley et de la manière dont une écrivaine vient au monde et une légende est forgée.

  Une histoire à vous glacer le sang, un château, une créature morte. Une découverte scientifique. Une nuit d’orage. Cette histoire raconte comment une jeune fille de dix-huit ans a tout réuni pour créer un des plus grands romans de tous les temps…


***

  Chez Books, Tea Time & Sweet Apple Pie, on aime beaucoup lorsque la littérature jeunesse – notamment les albums – met la grande littérature à disposition des plus jeunes. Dans cette mouvance, on a par exemple pu partager avec vous nos lectures illustrées du Fantôme de l'Opéra d'après G.Leroux, La dame de pique d'après A.Pouchkine, Dracula d'après B.Stoker, ou encore le recueil d'histoires de Dickens paru chez Usborne. Dans un registre approchant, les albums jeunesse racontant la vie de grands auteurs méritent aussi qu'on s'y attarde : ils représentent un pourcentage moindre mais n'en résultent pas moins d'une volonté on ne peut plus honorable de transmission et de devoir de mémoire, un peu à la façon du très beau J'aimerais te parler d'elles, florilège de portraits historiques féminins récemment chroniqué. Si, lorsqu'on évoque cette étroite mais bien réelle ligne éditoriale, on pense en premier lieu à Miss Charity (merveilleux ouvrage graphique adapté de la vie de l'auteure et illustratrice Beatrix Botter), Mary, auteure de Frankenstein, dernier né de cette mode littéraire, ne pouvait que retenir notre attention.

Comment une histoire vient-elle au monde?

  Découvert il y a quelques temps grâce à la page Jane Austen lost in France, ce magnifique album retrace en une quarantaine de pages la vie tumultueuse, onirique et passionnée de Mary Shelley, l'écrivaine anglaise qui inventa Frankenstein (dont nous avons déjà chroniqué le film Mary Shelley et la biographie analytique, Mary Shelley, au-delà de Frankenstein). Cet ouvrage, publié en langue originale en 2019 (soit quelques mois avant sa traduction française), s'inscrit donc dans la lignée du biopic sorti l'année précédente et dans une volonté de rappeler aux lecteurs actuels le souvenir de cette femme de talent. En effet, plus qu'une simple mode lancée par les 200 ans de l'écriture de Frankenstein célébrés en 2018, raconter la vie de Mary Shelley est une nécessité : au même titre qu'on confond régulièrement le nom de la créature avec celui de son créateur (Frankenstein étant celui du savant, et non du monstre), on oublie souvent le nom de la romancière au profit du roman, dont le scénario puise pourtant tout son génie dans la vie de sa créatrice.


  Qui savait en effet, jusqu'à ce que le cinéma et des livres comme celui-là viennent le rappeler, que l'auteure de Frankenstein était une jeune adolescente qui avait eu à lutter dans l'Angleterre éditoriale patriarcale et bien pensante pour faire publier son ouvrage? Qui savait qu'elle avait grandi sans mère, cette dernière, pionnière du féminisme, étant décédée quelques jours après l'accouchement? Qui aurait imaginé qu'elle avait appris à lire en déchiffrant les lettres gravées sur la pierre tombale de la défunte? Qui connaissait le nombre de pertes et de deuils qu'elle avait eu à traverser? Des sujets bien sombres pour de la littérature jeunesse, direz-vous? Pourtant, cela fonctionne à merveille.

 Mary et les protagonistes de sa vie : sa sœur Claire, Percy, Byron, Polidori et... la créature...

  Si les plus grands éléments de sa vie sont relatés (certains relevant même du détail biographique, comme l'évocation du poème La complainte du vieux marin, découvert petite et qui la marqua à vie), cet album n'est jamais morbide ni mortifère grâce à l'importance que Linda Bailey, dans son texte, accorde à la force de vie de Mary et à sa créativité. En mettant en exergue ces deux atouts, elle parvient à raconter la célèbre romancière sans jamais tomber dans le pathos, prouvant à quel point cultiver son imagination peut devenir un but en soi et un moyen d'affronter ou même de sublimer les expériences difficiles. Ainsi, à la question "Comment une histoire vient-elle au monde?" sur laquelle s'ouvre l'album, le jeune lecteur comprendra progressivement que les aléas de la vie et la capacité à les surmonter pourront être pour beaucoup dans le processus de création.


  En introduisant une Mary enfant animée par le rêve et la lecture, Linda Bailey choisit l'angle d'approche et d'accroche qui fait mouche. Elle retient ainsi l'attention de son lectorat, dont on suppose que le goût pour les livres (car il en faut bien un, préexistant ou cultivé par l'environnement du jeune lecteur, pour qu'il se retrouve avec celui-là entre les mains) permettra de dresser un parallèle d'identification appelant à poursuivre la découverte de cet album. On suit Mary de la triste Angleterre à ses heureuses années en Écosse puis dans sa fugue endiablée à travers l'Europe au bras du poète maudit Percy Shelley. Animée par sa soif de découverte et son désir de révolte, Mary Shelley est alors décrite avec ironie comme "un gros problème pour sa famille", façon à la fois décalée, fantaisiste et pourtant furieusement vraie de montrer à quel point une femme qui pense et qui souhaite se construire en-dehors du cadre qu'on lui assigne était alors mal perçue. L'album raconte aussi bien évidemment le célèbre épisode de la Villa Diotati, à l'occasion duquel Mary imagina l'histoire de Frankenstein à la suite d'un cauchemar et d'un concours d'écriture à l'initiative du poète Lord Byron. Si cet événement, de l'aveu même de Mary Shelley, est significatif dans la genèse de son œuvre, le fait que l'album ne s'en contente pas et retrace les années précédentes vient là encore montrer que le processus d'écriture a été nourri par tout son parcours.

 La chevauchée imaginaire illustrée par J.Sarda évoque furieusement cette scène de G.Méliès, non?

  Du côté des illustrations, comment ne pas tomber sous le charme des dessins de Julia Sarda? Cette illustratrice espagnole fait ici un travail admirable. A l'image du texte qui ne censure pas les événements sombres de l'histoire de Mary, l'artiste utilise des couleurs qu'on n'imaginerait pas privilégiées dans un ouvrage pour la jeunesse : tout l'album n'est qu'un dégradé (mais quel dégradé!) de teintes automnales et ténébreuses. Bordeaux, gris, noir et ocre prennent les formes d'arbres squelettiques ou de maisons londoniennes se découpant dans un ciel de brume. Le paysage de la lande écossaise battue par les vents n'en est pas moins sublime, de même que les chevauchées fantastiques qui apparaissent dans le ciel ne manqueront pas d'évoquer à certains connaisseurs une scène visuellement célèbre des Quatre cent farces du diable de George Méliès. La perspective volontairement approximative des dessins de Julia Sarda contraste avec les hautes silhouettes pâles quasi "burtoniennes" de ses personnages et Mary, dessinée souvent échevelée au milieu de la végétation luxuriante qui entoure la tombe maternelle, n'est pas sans rappeler quelques héroïnes préraphaélites. Visuellement, en tout cas, c'est étrangement enchanteur.


En bref : Mary, auteure de Frankenstein est un magnifique album pour la jeunesse. Objet de transmission qui a pour objectif de raconter l'histoire de Mary Shelley aux plus jeunes, cet album évite les écueils posés par la réelle histoire de la célèbre romancière en n'omettant pas de raconter les événements difficiles de sa vie, mais sans jamais tomber dans le pathos. Également porté par de superbes illustrations, Mary, auteure de Frankenstein est une ode à l'imagination, esthétique et envoutante.

(Édit : Étrange coïncidence, nous nous rappelons ce soir que nous fêtons aujourd'hui l'anniversaire de Mary Shelley, née le 30 août 1797!)


Et pour aller plus loin... 

mercredi 26 août 2020

Gourmandise littéraire : Vin doux à la cannelle de la maison Vermeer.



  Tout récemment, nous avons partagé avec vous notre lecture de La jeune fille à la perle, le très célèbre roman de Tracy Chevalier. Dans ce livre devenu un classique de la littérature contemporaine, elle imagine le personnage de Griet, jeune fille embauchée comme servante dans la maison du célèbre peintre Vermeer. L'intrigue, entre Histoire et éléments de fiction, raconte un enchaînement d'événements qui conduiront la domestique à poser pour l'un des plus beaux tableaux de l'artiste : La jeune fille à la perle.
  Parce qu'elle nous entraine dans un univers très visuel, Tracy Chevalier n'est pas avare de détails dans son écriture : les couleurs, les formes, le mobilier, les vêtements... tout y est retranscrit avec la minutie d'une peinture. Y compris certaines précisions sur la nourriture : si les scènes culinaires n'évoquent pas de plats en particulier, on en apprend assez pour cerner les habitudes alimentaires de l'époque. Qu'on traverse le marché à la viande avec Griet ou qu'on serve du vin à table, on parvient à saisir un peu de l'atmosphère gastronomique du Siècle d'Or hollandais. L'un des passages s'attardant le plus sur les victuailles de la maison des Vermeer est celui du banquet donné en l'honneur du dernier né du peintre, occasion à laquelle on sert caviar et boissons à profusion. 


"On livra de grandes meules de gouda et d'édam, des artichauts, des oranges, des citrons, du raisin, des prunes, des amandes et des noisettes. Une riche cousine de Maria Thins envoya même un ananas. Je n'en avais jamais vu, mais son aspect rugueux, piquant ne me disait rien qui vaille. De toute façon, je n'y aurais pas eu droit. Pas plus qu'aux autres victuailles, d'ailleurs, à part une petite bouchée par-ci par-là, selon l'humeur de Tanneke. Elle me laissa goûter au caviar, bien que ce fût un luxe, j'avoue que je l'appréciai moins que je voulus l'admettre. Je bus quelques gorgées de vin doux merveilleusement épicé à la cannelle."

T.Chevalier, La jeune fille à la perle (Girl with a pearl earring), Quai Voltaire / La Table Ronde, 2000.

  Du vin doux épicé à la cannelle ? Bon sang mais bien sûr, ça ne peut être que de l'hypocras ! L'hypocras, quésaco? Pour le comprendre, il faut remonter à l'Europe médiévale, où le vin est la boisson quotidienne. En effet, l'eau n'y est pas très prisée en raison des risques de contamination, risques moindre avec le vin grâce au processus de vinification. Mais reconnaissons-le : à cette époque, le vin est de piètre qualité. Faiblement alcoolisé (les alcools forts sont réservés à la médecine), nécessitant qu'on y ajoute du sucre et des plantes aromatiques pour le rendre buvable, le vin bénéficie dès le XIème siècle du commerce des épices, rapportées des croisades.

 La jeune fille au verre de vin, Vermeer.

  Ces épices, rares et coûteuses, entrent alors dans les habitudes culinaires des maisons les plus aisées et les ajouter au vin devient une véritable mode, dont s'emparent les seigneurs les plus fortunés pour impressionner leurs convives. Le temps aidant, les épices sont ainsi moins utilisées pour masquer le goût du vin qu'en tant que signe extérieur de richesse ; petit à petit, le lien avec la médecine devient aussi plus ténu. En effet, les vertus curatives de ces épices, découvertes dans la continuité de leur apparition en Europe, font qu'on recommande ces vins épicés pour leur pouvoir soignant ou bienfaisante. L'existence de vins parfumés aux épices est attestée dans l'antiquité, si bien que le terme hypocras a longtemps été attribué au médecin grec Hippocrate. Si la boisson a effectivement été baptisée en référence au célèbre savant, le nom n'a été inventé qu'au XIVème siècle. L'hypocras, dont la consommation active perdure enl'Europe jusqu'au XVIIème siècle, disparait progressivement des habitudes alimentaires avant de faire son retour de nos jours dans les grands commerces et chez les petits producteurs.

  Une question subsiste : quelle est la composition exacte de l'hypocras ? Fait est qu'il existe des centaines de versions de cette recette, selon les épices disponibles ou les goûts de chacun. Celle que nous vous proposons ci-dessous, simplement composée de cannelle (afin d'être le plus proche possible de celle évoquée dans le roman) est tirée d'un ouvrage original d'apothicaire, ce qui explique qu'on connaisse ici les proportions exacte, ce qui est rarement le cas avec les recettes médiévales.



Ingrédients :

- 1 Litre de vin rouge léger
- 250 g de sucre ou de miel
- 30 g de cannelle moulue
- 2 c-à-s d'eau de rose

A vos tabliers!

- Verser la cannelle moulue dans un petit sachet (style filtre à thé à usage unique).
- Faire tiédir le vin à feu doux, y ajouter le sucre/miel et l'eau de rose et poursuivre la cuisson quelques minutes. Retirer du feu.
- Y faire tremper le sachet de cannelle et le laisser infuser toute la nuit.
- Le lendemain, retirer le sachet et filtrer le vin. Le verser dans un bouteille et le consommer dans les jours qui suivent, ou le verser dans une carafe pour une consommation immédiate.





A la votre!



Grand merci à J.M. Frémont, G. Marot et à La Tour des Villains pour leur accueil et le décor mis à disposition.

dimanche 23 août 2020

La jeune fille à la perle - Tracy Chevalier.

Girl with a pearl earring, Harper Collins, 1999 - Quai Voltaire / La Table Ronde (trad. de M.-O. Fortier-Masek), 2000 - Folio, 2002 - Éditions France Loisirs poche, 2019.


  A l'âge d'or de la peinture hollandaise, un tableau s'anime...
  La jeune et ravissante Griet est engagée comme servante dans la maison du peintre Vermeer. Nous sommes à Delft, au dix-septième siècle, l'âge d'or de la peinture hollandaise. Griet s'occupe du ménage et des six enfants de Vermeer en s'efforçant d'amadouer l'épouse, la belle-mère et la gouvernante, chacune très jalouse de ses prérogatives. Au fil du temps, la douceur, la sensibilité et la vivacité de la jeune fille émeuvent le maître qui l'introduit dans son univers. À mesure que s'affirme leur intimité, le scandale se propage dans la ville.

***

  Qui n'a jamais rêvé de connaître l'histoire secrète qui se cache derrière un grand tableau ? Second roman de Tracy Chevalier, La jeune fille à la perle propose d'imaginer une possible tranche de vie du modèle posant pour ce célèbre portrait réalisé par Vermeer. Sorti en France il y a maintenant vingt ans, ce best-seller n'a plus besoin qu'on démontre ses qualités ; alors pourquoi en parler, me demanderez-vous? Parce que les bons romans méritent toujours qu'on le fasse, pardi !


"Une servante, ça ne porte pas de perle."

  Delft, 1664. Griet est la fille d'un céramiste devenu aveugle à la suite de l'explosion d'un four. Parce qu'il n'est plus en capacité de travailler pour nourrir sa famille, l'adolescente est envoyée comme domestique dans une maison bourgeoise du quartier des papistes afin de gagner un salaire qui permettra d'entretenir ses parents. Pour ces derniers, la honte de cette condition est compensée par le maître qui embauche Griet, et qui n'est autre que le peintre Vermeer en personne. Dès qu'elle arrive dans la maison de l'artiste, la jeune fille découvre un monde qui a ses règles propres et une famille au fonctionnement complexe. La demeure est d'ailleurs celle de Maria Thins, la belle-mère du peintre, qui a accepté d'accueillir sous son toit sa fille, son gendre, et leurs enfants. Elle leur permet de résider chez elle mais fait tourner la maisonnée d'une poigne rigide, non sans clairvoyance : non contente d'être la vraie maîtresse des lieux (ne donnant à sa fille que l'illusion de l'être), elle gère le commerce familial en assurant la vente des tableaux qui leur permet à tous de maintenir un certain niveau de vie. Vermeer, s'il se plie à cette gestion un peu particulière de ses créations, existe essentiellement pour son art. Comme en parallèle de la vie strictement domestique que mènent son épouse et ses enfants, il va et vient dans la maison mais passe le plus clair de son temps dans son atelier. Atelier fermé à tous, sauf à Griet, chargée d'y faire le ménage. Au fil de ses incursions dans l'antre du peintre, la jeune fille fait preuve d'une curiosité et d'un bon sens qui vont surprendre puis désarmé l'artiste. Aux premiers échanges suivra une relation étrange entre le maître et sa domestique, un lien qui ne sera pas sans créer de nombreux bouleversements dans la maisonnée...

Vue de Delft, par Vermeer.

" Toutes ces années passées à aller chercher de l'eau, à essorer des vêtements, à laver par terre, à vider des pots de chambre, sans espoir d'entrevoir la moindre beauté, couleur ou lumière dans ma vie, défilèrent devant moi comme une immense plaine, au bout de laquelle on apercevait la mer sans jamais pouvoir l'atteindre."

  C'est parce qu'elle était fascinée depuis l'enfance par le mystère qui se dégageait des œuvres de Vermeer que T.Chevalier souhaitait absolument leur consacrer un roman. Plus que tous les autres tableaux, La jeune fille à la perle était son favori, celui qui suscitait le plus d'interrogations. C'est à force de rêveries devant la reproduction de cette peinture qui ornait le mur de sa chambre que l'auteure imagina l'histoire de Griet. Car bien qu'étant fortement historique, La jeune fille à la perle reste une fiction : le personnage de Griet, inventé de toutes pièces, n'a donc jamais posé pour ce célèbre tableau et les événements racontés dans ce roman sont pure imagination. Et pourtant, la magie de la littérature fait qu'en dépit des éléments fictifs réinventés pour des besoins dramatiques, ce livre est un bijou incontesté qui ouvre au lecteur les portes et fenêtres du monde de Vermeer, reconstruit à partir des maigres sources historiques connues.

La ruelle, par Vermeer.

"— Votre maître est un homme exceptionnel. Ses yeux valent des monceaux d'or mais parfois il voit ce monde tel qu'il voudrait qu'il soit et non tel qu'il est vraiment; Il ne comprend pas que son idéalisme puisse affecter son entourage. Il ne pense qu'à lui-même et à son travail et non pas à vous. Vous devez donc veiller à rester vous-même.
— A rester une servante ?
— Non ce n'est pas ce que je voulais dire. Les femmes qu'il peint deviennent prisonnières de ce monde. Vous pourriez vous y perdre."

  Si l'auteure prend quelques libertés en dépeignant une vie de couple assez houleuse alors que les archives attestent du mariage heureux de Vermeer, elle donne à voir avec un réalisme saisissant le quotidien d'un artiste aussi bien que la vie courante dans la Hollande du Siècle d'Or. Précieusement documenté et riche de détails qui confèrent toute sa densité à l'histoire, La jeune fille à la perle redonne vie au dix-septième siècle flamand, entre belle plume et sociologie. Contexte religieux, habitudes alimentaires, règles domestiques, coutumes familiales... tout y est restitué à travers l’œil de Griet, héroïne et narratrice du roman. Et comme souvent lorsqu'un(e) auteur(e) donne la parole aux domestiques, le texte fait mouche. La simplicité de la narration, épurée, qui touche profondément, la pertinence des observations, la beauté des métaphores rattachées à la concrétude qui fait l'univers des gens de maison : tout dans l'écriture est une merveille.


"J'avais le temps de penser, je pensais trop. J'étais comme le chien qui, à force de lécher ses plaies pour les nettoyer, les avive."

En bref : Jamais la fiction historique n'aura à ce point mérité son succès. Sous couvert d'une histoire imaginée à partir de l'un des plus beaux portraits du monde, Tracy Chevalier nous offre une immersion tout ce qu'il y a de plus réaliste dans l'univers de Vermeer. Le tout est magnifié par un style à la fois simple et perçant qui vient traduire avec justesse la force de vie du personnage principal féminin. Un classique contemporain à lire et à faire lire.


Et pour aller plus loin... 

dimanche 16 août 2020

Gourmandise littéraire : Un Keema avec Agatha Christie.


  Au printemps dernier, nous avons partagé avec vous la lecture du sympathique livre La dame de l'Orient-Express, fiction biographique racontant sous un jour romancé le voyage d'Agatha Christie au Moyen-Orient à la suite de son divorce. Ancienne reporter titulaire d'un master en criminologie, l'auteure anglaise Lindsay Ashford imagine le trouble émotionnel de la romancière qui, pour fuir Londres et ses paparazzis, prend le célèbre train sous une fausse identité. A bord, elle y rencontre Katharine Wooley, une femme libre et charismatique qui œuvre actuellement sur des fouilles archéologiques et qui l'invite à visiter le chantier une fois arrivées à Bagdad. Le duo est rapidement complété de Nancy, une jeune fille fragile, enceinte d'un homme marié et bien décidé à en finir avec la vie. Entre secrets et complicité, les trois femmes se dévoileront peu à peu les unes au autres au cours d'un véritable jeu de dames sous le soleil du Moyen-Orient. 

Agatha Christie pendant des fouilles en Mésopotamie.

  En s'inspirant des carnets de voyages et de la biographie d'Agatha Christie, Lindsay Ashford mêle réalité et fiction pour dresser un portrait très intéressant de la femme qui se dissimulait derrière la romancière. Si son roman ne nous avait pas totalement convaincu à sa lecture, il recelait néanmoins certains points positifs, le premier étant la restitution de la Mésopotamie et la vie quotidienne au Moyen-Orient, principalement les passages évoquant la cuisine locale. Parmi ceux-là, une scène nous fait suivre Agatha Christie et Nancy, engagée comme copiste de l'écrivaine, dans la maison qu'elles louent à Bagdad. La jeune femme se restaure alors d'un keema entre deux séances de retranscription à la machine du prochain roman de la Grande Dame du crime...


" Après son petit-déjeuner, elle s'installa dans la pièce qu'elles utilisaient comme bureau et passa la matinée à taper à la machine les notes d'Agatha. Elle était fascinée par le récit de sa visite au sanctuaire yézidi et par sa façon de prendre la statue de l'Ange Paon comme point de départ de l'intrigue d'un roman. Agatha avait simplement écrit le mot "Lucifer" en haut de la page et noté toute une série d'idées fondées sur le fait que ce mot faisait partie d'un message codé prononcé par un mourant entré par accident dans la chambre d'une jeune Anglaise récemment arrivée à Bagdad. Elle sourit en tapant le texte, se demandant si l'héroïne lui ressemblerait d'une façon ou d'une autre. A  13 heures, elle se fit réchauffer un reste de keema, ragoût à base de viande hachée, de tomates et de pois chiches servi au dîner de la veille."

L.Ashford, La dame de l'Orient-Express (The woman on the Orient-Express), l'Archipel, 2020.

  Le keema, connu le plus souvent sous le nom complet de keema matar, est un ragoût de viande hachée aux épices typique de la cuisine méditerranéenne. D'ailleurs, comme de nombreux plats issus de la tradition culinaire orientale tels que les falafels ou encore le caviar d'aubergines, on trouve plusieurs variantes dans les pays qui s'étendent de l'Orient à l'Inde. Ainsi, la version la plus répandue de keema que l'on peut trouver sur le net est le plus souvent la version indienne ou pakistanaise, à base de viande hachée, de tomates, d'épices et de petits pois. La particularité de cette interprétation orientale est, comme l'indique l'auteure, qu'elle comporte non pas des petits pois mais des pois chiches.

Ingrédients (pour 4 personnes):

- 300g de bœuf ou d'agneau haché
- 150g de pois chiches déjà cuits (en conserve)
- 2 tomates bien mûres ou 200g de coulis
- Un oignons rouge
- 3 gousses de cardamome
- 1 c-à-s de gingembre en poudre
- 1 c-à-s de cumin en poudre
- 2 c-à-c de curcuma
- 1 c-à-s de garam massala ou de curry en poudre
- 2 c-à-s d'huile végétale

A vos tabliers!

- Faire chauffer l'huile dans une large sauteuse. Émincer l'oignon et ouvrir les gousses de cardamome.
- Faire revenir l'oignon émincé, le contenu des gousses et le reste des épices dans l'huile pendant quelques minutes.
- Ajouter la viande hachée et laisser cuire 10 à 15 minutes en remuant. Ajouter la tomate émincée finement (ou le coulis) et poursuivre la cuisson de 5 minutes environ.
- Ajouter les pois chiches puis laisser réduire la sauce pendant 2 minutes.
- Servir chaud avec du riz ou de la semoule.

 

A savourer sous le soleil mésopotamien ou en lisant un des romans oriantalisants de la Grande Dame du crime!


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dimanche 9 août 2020

Son espionne royale et le collier de la reine (Son espionne royale mène l'enquête #5) - Rhys Bowen.


Naughty in nice (Her royal spyness #5), Berkley, 2011 - Éditions Robert Laffont, coll. la Bête Noire (trad. de B.Longre), 2020.

  Sa mission : résoudre le mystère du collier disparu.


  Londres, 1933. La reine vient de confier une nouvelle mission à notre héritière favorite : partir à la recherche de sa précieuse tabatière, volée sur la très hédoniste et chic Côte d’Azur.
Georgie, déjà comblée par la confiance que lui accorde Sa Majesté, a l’heureuse surprise de voir Coco Chanel en personne lui proposer d’être son modèle pour ses dernières créations ! Toutefois, pendant le défilé, les choses se passent atrocement mal : le collier inestimable qu’elle porte, appartenant lui aussi à la reine, est subtilisé à son tour. Et, peu après, un homme est retrouvé assassiné ! Avec deux vols sur les bras et un meurtrier en liberté, Georgie n’a pas vraiment le loisir de profiter du casino…


Entre Downton Abbey et Miss Marple, une série d’enquêtes royales so British !

***

  Autre guilty pleasure qui voisine sur nos étagères avec Agatha Raisin : Son espionne royale, arrivée l'an dernier en France, est une série de cosy mysteries comme on les aime. Oubliez l'aspect bien trop girly des couvertures françaises : pépite policière vintage et légère dans le milieu de l'aristocratie britannique, Son espionne royale raconte les enquêtes en amatrice d'une jeune héritière sans le sou dans l'Angleterre des années 30. Dans une ambiance évoquant The Crown ou Downton Abbey que viendrait relever un humour british en diable, l'auteure Rhys Bowen s'amuse (et nous amuse) entre éléments historiques et fantaisie.



  Revenue d'un mariage meurtrier en Europe de l'Est, Georgie est maintenant obligée de supporter la présence de son insupportable belle-sœur (enceinte de surcroit) dans la maison londonienne des Rannoch. Alors que tout le reste de sa famille et ses meilleurs amis fuient l'Angleterre pluvieuse pour passer la saison sur la Côte d'Azur, Georgie craint, faute de moyens financiers suffisants pour s'offrir de telles vacances, de devoir rester assignée à résidence au château de Rannoch ou d'être placée chez une vieille lady pour jouer les demoiselles de compagnie. Fort heureusement, la reine Mary a une mission pour la jeune fille : elle offre à Georgie le voyage à Nice pour jouer les espionnes et retrouver là-bas Sir Tobby Tripoter, un parvenu ayant récemment acquis un titre de noblesse. Ce collectionneur compulsif aurait volé une tabatière inestimable à la souveraine. La jeune fille débarque donc sur la Côte d'Azur où elle retrouve son amie Belinda mais aussi sa fantasque mère. Elle y fait également la connaissance de toute la fine fleur de l'aristocratie et de la jet-set française ; en tête de liste : la grande Coco Chanel, en pleine préparation de sa nouvelle collection, qui ne tarde pas à proposer à Georgie de jouer les mannequins pour son défilé. La jeune femme doit se pavaner sur scène vêtue d'une tenue d'inspiration masculine à l'anglaise et porter une rivière de diamants prêtée pour l'occasion à la couturière par... la reine Mary elle-même!  Enfin, jusqu'à ce que l'irréparable se produise : connue pour sa maladresse, Georgie fait une chute monumentale depuis le podium, pour constater en se relevant que le collier a disparu! La voilà donc obligée d'enquêter sur un double vol, aidée pour cela de sa mère, de Coco Chanel, et de l'associée de la styliste, Vera Bates-Lombardi...



  A peine dévoré les tomes 3 et 4 parus simultanément il y a quelques mois qu'on se languissait déjà de Lady Gorgiana! La sortie de Son espionne royale et le collier de la reine tombe à pic en pleine période estivale avec cette intrigue qui délocalise notre jeune héroïne anglaise sous le soleil de la Côte d'Azur, le temps d'une enquête. L'atmosphère solaire et luxueuse ainsi que l'ambiance de fête du Nice de la jeunesse dorée d'autrefois sont merveilleusement bien restituées sous la plume de Rhys Bowen. Contexte oblige, on n'échappe pas à quelques petits clichés sur la France, laquelle prend parfois des allures de carte postale à travers les yeux de la romancière anglaise. Cela reste cependant très anecdotique (tous les Français croisés s'appellent Antoine, Jean-Paul ou Charles - ce qui, pour les années 30, reste somme toute peut-être plus ordinaire que stéréotypé - et on mange des croissants toutes les trois lignes), d'autant que Rhys Bowen n'épargnait pas non plus les Anglais dans les tomes précédents (notamment dans sa façon d'aborder avec humour les coutumes désuètes de la royauté).


"Une fois rentrée, je trouvai Queenie qui m'attendait fidèlement - pour une fois.
— J'ai les pieds en compote, soupirai-je en m'affalant sur mon lit.
— Vous avez qu'à les plonger dans le bain de pieds dès que j'aurai rincé vos dessous, vu que j'étais en train de les laver la-dedans.
— Le bain de pieds?
— Dans la salle d'eau. C'est vachement commode. J'me suis dit que j'irais essayer de pêcher des crabes sur la plage, demain matin. On pourra les conserver dans cette bassine jusqu'à ce qu'on les cuisine.
  Curieuse, je suivis Queenie dans la salle d'eau. Là, je découvris qu'elle avait mis mes sous-vêtements à tremper dans le bidet!"
 

  Ce qui est plaisant dans ce cinquième opus, c'est le petit goût familier qu'il suscite chez le lecteur féru de polars vintage. Cette Côte d'Azur et cette histoire de collier subtilisé, ces soirées mondaines et ces diamants étincelants, tout cela n'est pas sans rappeler à nos mémoires quelques bons vieux classiques. On pense ainsi au roman Le Train Bleu d'Agatha Christie (Georgie emprunte d'ailleurs le célèbre express pour descendre à Nice), mais surtout au film La main au collet , d'Alfred Hitchcock (d'après le roman éponyme de David Dodge). L'intrigue de Rhys Bowen trouve d'ailleurs sa conclusion dans une course-poursuite automobile évocatrice sur les côtes rocheuses dominant la ville...


  Comme à son habitude, Rhys Bowen utilise à profit des éléments historiques (lesquels sont parfois plus incroyables encore que la fiction) : ainsi qu'elle l'explique en postface, c'est en se basant sur des faits réels qu'elle utilise ici le personnage de Coco Chanel. La célèbre styliste logeait effectivement à Nice dans les années 30 ; elle fréquentait à l'époque le second duc de Westminster, qui lui avait inspiré une collection mêlant le masculin, le féminin, et les tissus anglais. Le défilé bénéficia également du prêt de plusieurs bijoux appartenant à la reine d'Angleterre, aussi surprenant que cela puisse paraître. Le choix de Nice comme cadre de l'action n'est pas non plus un hasard : la ville accueillait bel et bien la jeune aristocratie anglaise qui venait s'y réfugier chaque hiver pour fuir le mauvais temps britannique.


Coco Chanel, la vraie, la seule, l'unique.

  Malgré tous ces éléments et le plaisir de la lecture, l'intrigue présente de trop nombreux tiroirs qui la rendent malheureusement un peu trop bancale. Rhys Bowen semble chercher à complexifier son scénario à l'excès afin de mieux brouiller les pistes, la solution finale ne s'avérant dès lors pas du tout à la hauteur de l'enquête (Tout ça pour ça, a-t-on envie de dire?). De plus, l'auteure invente dans cet opus un sosie de lady Georgie dont les origines et le secret, révélés en fin d'ouvrage comme soudainement sortis du chapeau, laissent l'impression d'une surenchère inutile. L'ensemble, même s'il se tient à peu près et se lit sans déplaisir aucun, est quelque peu chaotique dans sa construction et dans les ficelles, souvent trop grosses.

Georgie rhabillée par Coco Chanel dans le Nice de 1933?

  On n'en attend pas moins avec impatience le tome 6, puisqu'il a été reconnu par les lecteurs anglais comme étant le meilleur de la série à ce jour. Autre détail qui a son importance, ce prochain opus sera également une lecture de saison : l'intrigue se déroulant à Noël, l'éditeur français a eu l'excellente idée de prévoir sa sortie pour la fin d'année! Rendez-vous cet hiver pour la suite des enquêtes de Lady Georgie!
 

"Si vous ne voulez pas qu'on vous mente, ne posez pas de questions!"

 En bref : Un contexte idyllique et une histoire qui n'est pas sans évoquer Le Train Bleu d'A.Christie ou La main au collet d'Hitchcock. L'auteure utilise à bon compte des éléments historiques qui ajoutent au romanesque de son intrigue mais elle se perd quant à elle dans ses propres éléments de fiction, pêchant par excès. Quoi que très agréable à lire sur une plage, ce cinquième tome souffre de surenchère et de la complexité exagérée de son histoire.