mardi 28 février 2017

Hymnes à la Haine - Dorothy Parker

The "hate verses" from "Not much fun : the lost poems", Stewart Y.Silverstein, 1996 - Editions Phébus (trad. de P.Reumaux, préface de B.Groult), 2002 - Editions libretto (trad. de D.Letellier), 2010.

  Première édition en français des Hymnes à la Haine de Dorothy Parker : la plus belle volée de bois vert qu'une dame ait jamais flanquée à la société de son temps. Avec toute la délicieuse vacherie qu'on peut attendre de celle qui fut la Princesse des Années Folles.

  En dix-neuf poèmes assassins, publiés en 1916 dans Vanity Fair, Dorothy Parker n’épargne rien ni personne. Tout y passe : les maris, qu’elle dit haïr car « ils lui bouchent la vue », les femmes, la famille, qui lui « donne des crampes d’écriture », le théâtre, les livres, les films, les fêtes…

  Féroce, drôle et d’une incroyable modernité, la plume de Dorothy Parker libère les frustrations et permet l’exultation de la rage et la formulation de ce qui devrait être tu.

***

"Je hais les épouses,
Trop de gens en ont."

  Avant de lire Le cercle des plumes assassines et l'Affaire de la Belle évaporée, je n'ai que très épisodiquement entendu parler de l'auteure et critique Dorothy Parker, que le romancier J.J.Murphy transformait pour l'occasion en apprentie détective dans le New-York de la Prohibition. Ma curiosité dès lors éveillée, je voulais en savoir plus sur la vraie Dorothy Parker, cette poète contemporaine des Fitzgerald, écrivaine connue pour son ton très caustique et sa langue acérée. Ces "Hymnes à la Haine", merveilleusement préfacés par Benoîte Groult, étaient une entrée en matière délicieusement...méchante!

"Je hais le Bureau :
Il parasite ma vie sociale!"

Extrait original avec illustration, publié dans Vanity Fair.
 
"Je hais les fêtes,
Elles réveillent en moi ce que j'ai de pire."
 

  Au fil de ces dix-neuf poèmes dans lesquels elle démonte avec style et cynisme les archétypes du conformisme et du Beau Monde, D.Parker montre toute l'étendue de son talent et de sa plume aiguisée. Moi qui ai une certaine propension à l'humour noir et à l'ironie - avec bien souvent une allergie au conventionnellement correct - je me suis régalé de ces vers qui rhabillent tout le monde pour l'hiver!

"Je hais la famille,
Elle me donne des crampes d'écriture.
Il y a d'abord les tantes,
Même les meilleurs d'entre-nous en ont! (...)
Et puis aussi les Belles-soeurs,
Ces maux nécessaires du mariage... (...)
Et encore les neveux,
Cette basse espèce de la vie animale..."

  Avec l'insolence qui la caractérise, D.Parker s'en prend aux épouses "comme il faut", enfermées dans leur vie trop rangée de ménagères parfaites, aux amoureuses éperdues, aux femmes soumises, avant d'envoyer paitre le mâle sous toutes ses formes (l'homme à femmes, le body-builder à la tête creuse...). S'en suivent les gens du spectacle, les insupportables fêtes de famille, la famille tout court, et même... les résidences secondaires (!). Bref, elle nous démonte avec une classe indémodable et à grands coups de strophes grinçantes tout ce qui fait si joliment vitrine.



"Je hais les bohèmes,
Ils piétinent ma morale!
Il y a les artistes,
Les inventeurs du Nu,
Toujours en train de gesticuler avec leurs pouces,
De faire des dessins sur la nappe avec leur fourchette,
Ils vous énumère les couleurs d'un coucher de soleil
Comme s'ils voulaient vous le vendre."

  Si l'on s'amuse du propos tout en constatant que les modèles dont elle se moque ont peu changé en 100 ans, certains lecteurs pourront s'offusquer de ce ton qu'on pourrait supposer très hautain : Mais pour qui se prend-elle, cette Mrs Paker? L'introduction de Benoîte Groult vient répondre à cette question avec bienveillance et psychologie : pour peu qu'on creuse le sujet, Dorothy Parker, loin de se juger supérieure à ses contemporains, en était probablement arrivée à haïr ce qu'elle aurait désiré plus que tout au monde. Il ne fait aucun doute qu'il était devenu plus facile pour elle de se moquer de la vie de midinette amoureuse qu'elle aurait préféré avoir (voire peut-être même celle de la femme comblée avec époux, enfants, maison de quartier, et pelouse à tondre) mais qui persistait à lui échapper, plutôt que de se résoudre à l'avouer. Se convaincre que la vie bien rangée qui lui était refusée pouvait devenir l'objet du ridicule n'était-il pas la meilleure des carapaces pour une femme de sa trempe?


"Je hais les maris,
Ils me bouchent la vue."

  En bref : De la poésie moqueuse débitée avec classe et cynisme comme on en fait plus, du pamphlet dont les victimes semblent presque toujours d'actualité. Des vers aussi débordant d'humour noir qu'ils peuvent se révéler plus tristes pour peu que l'on creuse les motivations de Dorothy Parker, délicieusement grinçante.

Et pour aller plus loin...

lundi 20 février 2017

Le détective détraqué, ou les mésaventures de Sherlock Holmes - Une anthologie dirigée par C.Liebow.

Editions Baker Street, 2016.

  Sherlock Holmes lui-même victime de vol… Remplacé par sa propre fille dans une enquête… Floué par Scotland Yard et par l’intrépide Frenchie Arsène Lupin… et même envoyé en prison ! De Londres à New York, en passant par Prague ou la campagne française, voilà bien des situations insolites dans lesquelles va se retrouver le célèbre détective, sous la plume de quelques élégants farceurs.

  Depuis sa première apparition il y a bientôt 130 ans, Sherlock Holmes a toujours été l’un des personnages de fiction les plus populaires au monde ; il continue de recevoir du courrier du monde entier à l’adresse mythique du 221 B Baker Street.

  Le succès de l’oeuvre d’Arthur Conan Doyle fut presque immédiatement suivi d’imitations (comme aimait à le dire Oscar Wilde, « L’imitation est la forme la plus sincère de la flatterie ») ; une floraison de pastiches, parodies et sketchs en tout genre a vu le jour dès les années 1890, et n’a jamais tari depuis, de l’hommage à l’ironie et à la caricature, voire au burlesque.

  Puisant dans cette riche réserve de littérature comique holmésienne, ce recueil présente un échantillon de récits inventifs et spirituels de la fin du XIXe siècle à nos jours. Auteurs et illustrateurs venus des quatre coins du monde, fervents admirateurs et connaisseurs de Sherlock Holmes, apportent leur touche de fantaisie pour faire de tous ces épisodes humoristiques une aventure singulière.

  Auteurs grands holmésiens, anciens et contemporains. Certains textes sont inédits.

Textes de
Alceste Peter Ashman Robert Barr J. M. Barrie
Bibliothécaires du Royal Borough of Kensington & Chelsea
Arthur Conan Doyle Frederic Dorr Steele Jacques Fortier
Jean Giraudoux Bret Harte O. Henry William B. Kahn
Frederic A. Kummer Maurice Leblanc R. C. Lehmann
Ely M. Liebow Jack London Bernard Oudin René Reouven.

***


  On dit souvent de la critique qu'elle est facile en comparaison de l'art, difficile. On pourrait faire le même reproche à bien des parodies venues se moquer des mythes et autres archétypes culturels ou littéraires, mais qu'on ne s'y trompe pas : c'est ici la fine fleur du pastiche holmesien qu'on nous propose ici! Et pourtant, Dieu sait qu'il y avait du monde au balcon : depuis la création du célèbre détective en pleine Angleterre victorienne, de nombreux auteurs par-delà les continents l'ont tantôt copié, tantôt parodié. Il suffirait pour en prendre conscience relire le chapitre "les rivaux de Sherlock Holmes" de l'excellent ouvrage Les nombreuses vies de Sherlock Holmes paru aux Moutons électriques éditeurs : pléthore de détectives et enquêteurs se sont avérés (parfois honteusement) inspirés du privé sociopathe fumeur de pipe et consommateur de cocaïne, de Herlock Sholmès créé par Maurice Leblanc pour ses aventures d'Arsène Lupin, à son pseudo alter-ego américain baptisé Harry Dickson.


  C'est donc dire si le choix était vaste. Mais pour cette anthologie, Cynthia Liebow, directrice de publication du recueil et fille de l'écrivain holmesien Ely Liebow ( auteur de Sept femmes contre Edimbourg et L'homme qui était Sherlock Holmes) - à qui est aussi dédié cet ouvrage - a pioché dans les pastiches et apocryphes parmi les plus inattendus (si on passe sur la très prévisible "Herlock Sholmès arrive trop tard" de Maurice Leblanc), couvrant ainsi plus de cent ans de publications d'inspiration holmesienne.

  Avec un plaisir délectable, on passe d'un auteur à l'autre, allant de surprise en pépite. C'est ainsi avec joie et étonnement qu'on tombe sur un récit de James Mathew Barrie (oui oui, le James Barrie de mon cher Peter Pan), qui se moque gentiment des critiques et scribouillards théatreux dont lui et Conan Doyle faisaient partie, tout en s'amusant des métaphores chères à l'auteur de Sherlock Holmes ( Watson saute tellement souvent au plafond du 21b Baker Street que celui-là s'en trouve tout bosselé!). Doyle lui-même figure au générique et s'auto-pastiche avec un plaisir jubilatoire évident : lui qui ne supportait plus son propre personnage le dépeint en colocataire insupportable jusque dans les plus brefs instants de la vie domestique (impossible pour se pauvre Watson de lire son journal du matin tranquille : son ami trop perspicace devine toutes ses pensées les plus futiles et intimes juste en décryptant ses mimiques!). La lecture se poursuit avec Ely Liebow ou encore Jack London (!) sans oublier quelques auteurs français qui ont, de ce côté-ci de la Manche, publié leurs propres séries d'aventures parallèles mettant en scène le personnage de Conan Doyle. On découvre ainsi deux courts récits de René Reouven et Jacques Fortier, respectivement auteurs holmesiens des Histoires secrètes de Sherlock Holmes et des Enquêtes Rhénanes, que ces quelques échantillons nous donnent envie de découvrir un peu plus. Enfin, on rit surtout et plus encore de l'ultime nouvelle de cette anthologie : "L'affaire du banquier pervers", qui vient pasticher avec une irrévérence pleine de style l'actualité politique, et ce sans jamais sombrer dans la farce grossière. 

  Car le point fort de ce recueil est qu'avec lui, même la parodie devient de l'art au même titre que l'original, tant les nouvelles sont dans le fond comme dans la forme pleine d'une intelligence qui fait honneur au genre du pastiche.


En bref : Une anthologie aussi savoureuse et intelligente qu'elle peut être désinvolte, mais sans jamais tomber dans la caricature trop facile. Une ouverture vers le vaste univers des apocryphes holmesiens, dans lesquels ce recueil donne envie de se plonger plus avant.


Avec un grand merci aux éditions Baker Street pour cette découverte.

dimanche 19 février 2017

La singulière tristesse du gâteau au citron - Aimee Bender

The particular sadness of lemon cake, Knopf, 2010 - Editions de l'olivier (trad. de C.Leroy), 2013 - Editions Point, 2014.

  Le jour de ses neuf ans, Rose Edelstein mord avec délice dans le gâteau au citron préparé pour célébrer ce moment de fête. S’ensuit une incroyable révélation : elle parvient précisément à ressentir l’émotion de sa mère lorsqu’elle a confectionné le gâteau. Sous les couches de génoise et de crème, Rose perçoit le désespoir. Ce bouleversement va entraîner la petite fille dans une enquête sur sa famille. Car, chez les Edelstein, tous disposent d’un pouvoir embarrassant : odorat surpuissant ou capacité de se fondre dans le décor au point de disparaître. Pour ces superhéros du quotidien, ce don est un fardeau. Chacun pense être affligé d’un mal unique, d’un pouvoir qu’il faut passer sous silence. Comment vivre lorsque les petits arrangements avec la vérité sont impossibles ? Comment supporter le monde lorsqu’une simple bouchée provoque un séisme intérieur ?

Dans ce texte original, proche des films de Wes Anderson ou de Michel Gondry, Aimee Bender met une fois de plus l’imagination au pouvoir. Comme le singulier gâteau de Rose, les romans d’Aimee Bender sont recouverts d’un succulent glaçage, fait d’humour et de fantaisie.

« Mais au fond ce que fait mademoiselle Bender n’est pas de nous chloroformer avec de jolies fables, puisque ce dont elle nous parle en général et avant toutes choses c’est de la mort. Mais elle nous en parle avec une délicatesse de luciole. » (Véronique Ovaldé)

***

  Sorti il y a déjà quelques années, ce roman m'avait tapé dans l’œil grâce à sa couverture pleine de pep's et son titre à rallonge ; le résumé avait fini de me convaincre, et il était resté dans ma PAL numérique quelques années, jusqu'à ce qu'une récente cure télévisuelle de Pushing Daisies me donne envie de lecture mêlant gourmandise et atmosphère décalée.


  Et ce fut un véritable régal! Loin d'une grosse pièce montée pleine de glucose, ce roman est un entremet aux saveurs toutes en nuance, à l'image du gâteau au citron de l'histoire : un mélange complexe de douceur et d'acidité, complété d'une note d'amertume...

"Je sentais une fois de plus les larmes s'amasser dans ma gorge, mais je les ai éparpillées loin les unes des autres. Les larmes ne sont une menace qu'en groupe."

  Imaginez : sous le soleil de Los Angeles, une famille tout ce qu'il y a de plus traditionnel en apparence, avec mère au foyer, père bourreau de travail, fils ainé précoce. Rose, la petite dernière, pourrait presque disparaitre dans cette masse de normalité... mais voilà : un jour, elle mange une part de gâteau au citron préparé par sa mère, et la voilà envahie par une tristesse insoutenable qui lui reste sur la langue et sur l'estomac... Très vite, la fillette réalise qu'elle a le don de percevoir les sentiments des personnes en goûtant ce qu'ils ont cuisiné, une particularité qui s'avère rapidement difficile à porter : envahie par des émotions qui ne lui appartiennent pas et qu'elle se passerait bien de connaître, Rose apprend à grandir en faisant semblant d'ignorer qu'elle sonde les secrets les plus enfouis de ses proches.


"Joseph communiquait parfois avec moi, de la même façon que le désert produit une fleur de temps en temps. On s'habitue aux nuances de beige et de brun et puis un coquelicot jaune soleil éclot sur la branche d'un figuier de Barbarie. Je chérissais ces moments de floraison (...) mais ils étaient rares et imprévisibles."

  Si le synopsis a tout de farfelu, ce roman est en fait raconté avec un réalisme criant et saisissant. Jamais depuis Le temps n'est rien une histoire utilisant un élément flirtant avec le fantastique ne venait en fait raconter avec une telle crudité les aléas de l'enfance, des dysfonctionnements familiaux, et des différentes phases d'une vie faite de deuils et de résiliences. Et pourtant, rien n'est totalement noir dans cet ouvrage et l'auteure ne sombre jamais dans le pessimisme facile : à travers une prose précise et évocatrice, relevée d'un nuage d'imaginaire, Aimee Bender aborde mélancolie et nostalgie avec fantaisie. Le parallèle évoqué plus haut avec les films de Wes Anderson, qui s'inscrivent directement dans cette lignée, est donc des plus pertinent.

"-Tu as des choses à offrir, a-t-il ajouté d'un ton bourru.
- A qui?
- A offrir, c'est tout. Au monde."

  Chaque lecteur saura se retrouver un peu dans le parcours de cette gamine aux papilles aussi perspicaces que ses émotions : que ce soit dans les étapes (difficiles) vers l'âge adultes, les rêves qu'on abandonne et ceux -nouveaux- qu'on se fabrique, les relations frère/soeur, l'amour, ou encore la métaphore des enfants symptôme et de leur empathie qui fait éponge...


"Voir arriver quelqu'un que l'on aime, les jours où tout va mal, est l'un des grands baromètres de la gratitude."

En bref : Un roman doux-amer tantôt léger, tantôt déroutant, qui aborde la transition vers l'âge adulte au sein d'une famille comme il en existe tant. Poétique et mélancolique, un drame à la rare puissance évocatrice qui ne sombre jamais dans le mélo, au contraire : l'équilibre entre les ingrédients de ce gâteau au citron est parfait, et le roman, aussi singulier soit-il, est une réussite unique en son genre.

vendredi 10 février 2017

Les désastreuses aventures des Orphelins Baudelaire - Une série Netflix de Mark Hundis



Les désastreuses aventures des Orphelins Baudelaire.
( A Series of Unfortunate Events )
 -Saison 1 (2017)-
Une série originale Netflix de Mark Hundis d'après les romans de Lemony Snicket,
produite par Barry Sonnenfeld,
Avec : Neil Patrick Harris, Malina Weissman, Louis Hynes, Preley Smith, Patrick Warburton, K.Todd Freeman, Joan Cusack, Catherine O'hara...


  Le comte Olaf cherche par les plus vils moyens à dépouiller les trois orphelins Violette, Klaus et Prunille de leur héritage. Les enfants doivent se montrer plus malins que lui, mettre en échec ses plans tordus et le reconnaître sous ses pires déguisements, afin de découvrir la vérité sur le mystérieux décès de leurs parents.

***


  Des Désastreuses aventures des Orphelins Baudelaire, on se souvient de deux choses :
- Une série de romans jeunesse best-seller, célèbre pour son histoire résolument pessimiste, aux péripéties capillotractées et à la narration ironique en diable, jugée correctement intraduisible et fidèlement inadaptable.
- Un film de 90 minutes pour raconter en condensé les intrigues des trois premiers tomes, globalement sympathique quoique trop conformiste, à l'esthétique burtonienne intéressante, mais confirmant aussi le caractère inadaptable des romans.

  Alors quand la chaîne de vidéos à la demande Netflix, connue pour ses créations originales et - il faut l'admettre - souvent réussies, se lance l'an dernier dans le projet d'une série télévisée adaptée des romans de Lemony Snicket, on explose de joie et on croise les doigts pour un résultat à la hauteur des livres, et qui osera pour cela s'écarter des routes bien fréquentées de la mise en scène, quitte à surprendre les téléspectateurs.


  Plus on attendait la diffusion, plus les news de la pré-production faisaient grandir l'impatience : Neil Patrick Harris (Glee, How I meet your mother...) en Comte Olaf, Mark Hundis (showrunner de True Blood), Barry Sonnenfeld ( La famille Addams, MIB, ...ou encore Pushing Daisies!) en producteur exécutif, et... Daniel Handler lui-même (véritable nom de Lemony Snicket) au scénario! Après un premier trailer aux allures de mise en bouche alléchante présenté par l'acteur Patrick Warburton dans le rôle du narrateur méta-fictif (on rappelle que les histoires des orphelins sont racontées par Lemony Snicket, aussi personnage secondaire qui rapporte les faits comme le fruit d'une longue enquête à la recherche des Baudelaire), puis une plus longue qui venait exploser nos compteurs à patience, Netflix a lâché toute sa saison d'un coup. Extase!



  En huit épisodes adaptés des quatre premiers romans (deux par tome), cette réalisation soignée restitue tout le cynisme barré de l’œuvre originale en relevant de pari risqué de ne simplifier ni d'édulcorer sa narration bavarde et son exubérance. La couleur de ce show polymorphe est annoncée dès un générique quasi cacophonique chanté par un Neil Patril "Olaf" Harris -qui n'hésite pas à pousser la chansonnette à plusieurs reprises au cours de la saison- poussant le téléspectateur à se détourner de cette émission catastrophique (lecteur passionné, cette mise en garde te rappellera forcément quelque chose).


  Dès lors, la série se réapproprie les meilleurs éléments croisés dans le film, et ose s'aventurer au-delà pour le plus grand plaisir des fans. Si le résultat, unique en son genre, pourra rebuter les téléspectateurs rodés à des programmes plus classiques, il ravira les lecteurs de Lemony Snicket : tout en élargissant dès le premier épisode la trame narrative de fond pour éviter le format répétitif des premiers tomes, cette version télévisée permet aussi de révéler au compte-goutte les secrets qui tournent autour du comte Olaf et des parents Baudelaire, ajoutant un suspense et des cliffhangers bienvenus.

  La narration si singulière de Lemony Snicket est ici racontée par un Patrick Warburton flegmatique et solennel en toute circonstance, qui apparait soudainement dans le court de l'épisode pour relever la scène de son éternel bavardage tarabiscoté. Bien qu'invisible aux yeux des protagonistes, Patrick "Lemony" Warburton se présente toujours dans une tenue appropriée au décor (en tenue de bain s'il raconte une scène se déroulant sur la plage, ou vêtu en lieu et place du contrôleur du tramway dans lequel voyagent les Baudelaire). Ces nombreuses interventions en mise en abyme, doublées du ton toujours caustique des rebondissements, concourent à restituer à l'écran la distanciation unique des romans d'origine.

 Patrick Warburton, en narrateur qui intervient de façon intempestive et invisible, mais toujours assorti au décor!

  Le visuel, bien qu'anachronique, a la bonne idée de s'éloigner de l'esthétique burtonienne trop convenue du film. Au croisement de plusieurs époques (même si certains références et technologies tendent à situer l'histoire au XXIème siècle, les accessoires, tenues et graphismes renvoient souvent au milieu du XXème siècle), cette série propose un univers au style bien à elle et qui s'amuse de couleurs et de formes contrastées envers et contre tout réalisme. Ce petit côté factice, que l'on perçoit particulièrement dans les pâtés de maisons pastels façon villages de Polly Pocket ou dans le rendu volontairement 'studio' de décors qui semblent reconstitués dans un mouchoir de poche, est parfois renforcé par le recours à l'incrustation numérique. Mais plutôt qu'un défaut, il s'agit là d'éléments visuels qui s'allient à toute l'atmosphère volontairement artificielle et exagérée du show, sorte de pièce de théâtre burlesque filmée ou le nonsense est roi. Oui, on est bien dans une production Sonnenfeld marquée de l'esprit de Pushing Daisies...



  Côté acteurs, en plus du jeu délibérément platonique de Warburton, on retrouve un Neil Patrick Harris en grande forme, voire en grandeS FormeS dans les deux derniers épisodes, qu'il faut attendre pour apprécier véritablement son jeu en le dédifférenciant de celui de Jim Carrey il y a dix ans. Neil Patrick Harris trouve un juste milieu dans son cabotinage et endosse à merveille l'aspect machiavélique du personnage. Concernant le trio d'orphelins, si j'aimais beaucoup celui de la version cinématographique, je me suis surpris à adorer cette fratrie Baudelaire nouvelle génération, avec une mention spéciale pour Louis Hynes en Klaus. Ce gamin a un jeu extra et m'a fait complètement changer d'avis sur le personnage d'intello binoclard que je n'aimais que moyennement dans les romans. (Bon, et puis rien à voir, mais j'adore son style, de ses lunettes vintage à ses fringues gentiment vieillottes). 
  Côté personnages secondaires, on s'amuse des têtes déjà vues - souvent dans la filmographie de Sonnenfeld, décidément - et de leur jeu grand-guignolesque totalement assumé : la juge Abbott est incarnée par la très expressive Joan Cusack ("sœur de", mais surtout connue pour son rôle de nounou folle et criminelle dans La famille Addams), et la Dr Georgina Orwell est jouée par Catherine O'hara, hystérique, qui jouait... la sage juge Abbott de la version 2004 de ces même orphelins! Cette transposition télévisée ajoute également de nouveaux personnages nécessaires à l'exploitation de l'intrigue au format de feuilleton, à l'image de l'excellente secrétaire de Mr Poe, qui nous réserve bien des surprises...

L'intigante secrétaire de Mr Poe (en haut)
Catherine O'Hara et... Neil Patrick Harris très "en formes"!

  Et pour ceux qui se posent la question, bien que les romans d'origine soient estampillés jeunesse, les nombreux clins d’œil et références à la pop culture de cette adaptation permettent plusieurs degrés de lecture, qui rendent la série accessible aux plus jeunes comme aux adultes. Maintenant, on attend de pied ferme la prochaine saison, qu'on espère encore plus riche en scènes chantées, en nonsense, et en folie!

En arrière-plan : la boutique de souvenirs "Memento Morris",
un des nombreux détails à l'humour décalé qui plaira aux adultes.

En bref : Une première saison réussie de cette adaptation de l’œuvre de Daniel "Snicket" Handler. Décalée, caustique et théâtrale, cette production unique en son genre gagne à ne pas se prendre au sérieux et assumer jusqu'au bout sa théâtralité, voire même un petit côté série B cocasse et saugrenu. On est ravi d'apprendre que les saisons 2 et 3 à venir, déjà commandées par Netflix, couvriront la fin de la saga, et on trépigne d'impatience!


mercredi 8 février 2017

Le cercle des plumes assassines (Les mystères de la Table ronde de l'Algonquin #1) - J.J.Murphy

Murder your Darlings (Round Table Mystery #1), NAL, 2011 - Editions Baker Street (trad. d'H.Collon), 2015 - Editions folio, 2016.



  Critique, poète et scénariste, Dorothy Parker a rassemblé autour d’elle quelques-uns des esprits les plus brillants du New York des Années folles. Ils ont leurs habitudes à l’hôtel Algonquin où ils se retrouvent, jusqu’au jour où, sous leur table, gît un inconnu, un stylo-plume en plein cœur. Le seul témoin du crime est un jeune homme du nom de Billy Faulkner qui rêve de devenir écrivain… Dorothy Parker et ses amis se lancent alors dans une enquête pleine de rebondissements et de bons mots entre stars de cinéma, gangsters notoires et légendes littéraires. 

***


  Après avoir présenté L'affaire de la belle évaporée, le second opus paru en France (les tomes pouvant se lire indépendamment les uns des autres) de cette série policière unique à bien des égards, j'ai eu la chance de recevoir de l'éditeur le premier volume qui me faisait tellement envie! En toile de fond de ces enquêtes de la Table Ronde de l'Algonquin : des figures véridiques du New York littéraire des années 1920, que l'auteur transforme malgré eux en apprentis détectives menés par la célèbre critique et poète américaine Dorothy Parker, connue pour sa plume acérée (sinon assassine...).

 Couvertures des éditions VO et de l'édition française chez Baker Street.

"Le romancier ne doit-il pas savoir dire des choses fausses, d'une certaine façon? S'il veut forger de toutes pièces un monde imaginaire peuplé de sujets fictifs, il lui faut être un faussaire. Un prédicateur. Un fictionnaliste. Un bonimenteur.
- Ou un menteur tout court. C'est sans doute pour ça que les grands auteurs sont des hommes."

  Dans cette première aventure du cercle littéraire qui se réunissait alors réellement à leur table ronde attitrée de l’Hôtel Algonquin de New York, nos personnages y découvrent justement le cadavre de Mayflower, critique de théâtre assassiné d'un stylo plume fiché en plein cœur. Alors que le petit groupe d'illustres amis tous connus du monde de la presse ou de la littérature est jugé suspect, Dorothy décide avec son ami et collège de Vanity Fair Robert Benchley (futur humoriste), de mener l'enquête de son côté. Entre les rues mal famées où règne la prohibition, les bars clandestins où l'on sert les cocktails à même la baignoire, et les imprimeries des grands quotidiens, nos apprentis détectives auront aussi à innocenter du crime William Faulkner, ce petit jeune dégingandé qui vient d'arriver en ville pour devenir auteur. 

 Le cercle littéraire de l'Algonquin
 (avec Benchley à gauche, Wollcott à droite, et Dorothy en bas)

"- Ne cessez jamais de lire. Moi, en tant qu'écrivain, j'adore ça.
- Moi aussi. Qu'aimez-vous lire en particulier?
- Une signature en bas d'un chèque. Dommage que cela n'arrive pas plus souvent."

  Quel plaisir, quel régal, de retrouver quelques semaines après L'affaire de la belle évaporée la fine et impertinente Dorothy Parker dans le New York tonitruant des Années Folles! J.J.Murphy, fidèle au ton résolument burlesque de cette époque entrainante, sert une fois encore un pastiche de polar qui rend hommage autant dans le fond que la forme à cette décennie d'insouciance et de folie, sans oublier les codes du bon récit policier. L'intrigue, complexe à souhait, est basée sur les meilleurs éléments du roman noir "dans son jus", mais relevé de dialogues fignolés à l'extrême et de joutes verbales cinglantes où le jeu de mot est roi. Au pays de Dorothy Parker, la course au criminel se fait au rythme du vaudeville! Pour autant, J.J.Murphy ne sombre jamais dans la farce facile et l'on savoure d'autant plus, entre deux fou-rires, les réflexions pleines d'intelligence de nos héros sur leur époque ou la condition humaine résolument décadente. 

 Les vrais Benchley et Dorothy Parker.

"L'humour n'est pas l'épée, mais le bouclier (...) Si nous rions, c'est pour ne pas pleurer. Et c'est un combat de tous les instants."

  ...Et quand le tout est ficelé avec une traduction aussi impeccable, c'est un délice!

"-Un petit remontant?
- Je ne dis pas non (...).
- Je vous rapporte ça dans une minute.
- Je préférerais dans un verre, mon chéri.
- Ce n'est pas du sherry mais du gin, lança-t-il par-dessus son épaule."
 

  En bref: Un polar vintage irrévérencieux au style jouissif, mené par une héroïne à la morgue inimitable! Cette Dorothy Parker là, on en redemande! Mieux encore, on a maintenant envie de (re)découvrir la véritable femme de Lettres qu'elle était et ses textes mordants...


Avec un grand merci aux éditions Baker Street pour leur confiance.

Et pour aller plus loin: