dimanche 22 août 2021

Si tu vois le Wendigo - Christophe Lambert.

Éditions Syros, 2021.


    Fin des années 50, États-Unis. David vit avec ses parents dans une résidence de standing où chaque famille semble mener une vie parfaite. Un soir d’été, en rentrant chez lui, il s’immobilise, frappé de stupeur : sa voisine Ruth marche nue sur la route, hagarde, la bouche en sang. Une apparition presque irréelle. Ruth est-elle somnambule comme le prétend son mari ? Et d’où viennent les visions prémonitoires de la petite Nelly ? L’épaisse forêt qui jouxte la résidence pourrait détenir quelques réponses.
 
    Peut-on sauver les gens contre leur gré ? Un roman fantastique envoûtant...
 
***
 
    Écrivain prolifique, Christophe Lambert (à ne pas confondre avec l'acteur du même nom) s'est essayé à tous les genres mais reste principalement connu pour ses ouvrages fantastiques ou de science-fiction, en particulier ceux dédiés à la jeunesse. Récompensé par de nombreux prix, on compte parmi ses livres les plus célèbres sa saga L'agence Pendergast, que tout le monde a certainement aperçue en librairie à défaut d'avoir lu son auteur. C'est un peu notre cas d'ailleurs : souvent croisé au détour des rayons, Christophe Lambert n'avait jamais rejoint notre bibliothèque jusqu'à ce qu'on tombe totalement par hasard sur ce titre plus qu'alléchant...
 
"Je me trouvais quelque part entre deux âges, dans ce no man's land étrange, une zone frontière floue où tout est encore possible."
 
    Au carrefour de plusieurs genres, Si tu vois le Wendigo est probablement l'une des plus belles surprises de cette années 2021. A la fois récit original et hommage, ce livre classé en jeunesse ne devrait pas déplaire au lectorat adulte : inspiré par la  littérature de genre américaine, ce roman, comme les meilleurs titres de littérature jeunesse anglo-saxonne, présente une aura intergénérationnelle qui le rend intéressant pour toutes les tranches d'âge. A ce titre, bien que la narration soit faite par le jeune David, les nombreux clins d’œil et autres références qui parsèment Si tu vois le Wendigo se réclament davantage d'une culture littéraire et cinématographique adulte. La toute première qui transparait est une inspiration toute lynchienne du sujet et de son traitement : une petite ville américaine où les protagonistes semblent vivre en vase clos, des personnalités très marquées dont certaines particulièrement atypiques, et ce relent d'inquiétude, ces éléments vaguement étranges qui semblent suppurer progressivement du quotidien presque trop propret qui s'égraine d'un jour à l'autre. D'ailleurs, le roman s'ouvre sur une citation extraite de Twin Peaks, célébrissime série de David Lynch : "Quand on y regarde de près, tout le monde a l'air décalé". Le ton est donné.
 

    L'hommage à David Lynch ne se limite pas à ces quelques codes : l'auteur va jusqu'à s'inspirer d'un événement vécu par le réalisateur et qui avait par ailleurs profondément marqué son œuvre. En effet, la scène sur laquelle s'ouvre le roman (relatée dans le résumé de quatrième de couverture) est directement calquée sur un souvenir de jeunesse du cinéaste : la rencontre, un beau jour de son adolescence, avec une femme nue, la bouche ensanglantée, complètement hagarde au milieu de la rue. Ajoutons à cela que le personnage principal de Christophe Lambert s'appelle David, et il y a tout à parier qu'il ne s'agit pas du tout de coïncidences...
 
Ruth ?
 
    Au fil de la lecture, on apprend que David, une fois adulte, est devenu un auteur reconnu, qualifié par la critique de "nouveau Stephen King". C'est là la seconde référence d'importance, dans le fond comme dans la forme : les années 1950, des gamins à l'aube de leur adolescence qui passent leur dernier été d'insouciance sur leur vélo, et... l'incursion du fantastique, d'une terreur froide soudaine mais toujours justement dosée. Cet aspect, ici personnifié à travers cette entité qu'est le Wendigo (une créature cannibale issue du folklore nord-américain) est en effet utilisé avec parcimonie : le monstre fait quelques apparitions, son pouvoir se ressent sur les personnages, mais le doute quant à son existence réelle persiste. Et surtout, cette utilisation parfaitement mesurée du paranormal sert avant tout de prétexte hautement ingénieux pour mieux mettre en relief (comme souvent chez Stephen King également, d'ailleurs) la réalité psycho-sociale d'une époque ou d'un certain milieu.
 
 
"Le mois de juillet s'est dévidé comme une bobine. D'abord lentement, puis de plus en plus vite à mesure que la saison estivale passait. C'est toujours comme ça, les grandes vacances. Au début, les journées semblent s'étirer, interminables, pareilles à de la guimauve fondue au-dessus d'un feu de camp. Puis l'alternance des levers et des couchers de soleil s'accélère jusqu'à atteindre une vitesse de croisière frénétique. Il y a ce point de non-retour, début août, quand on prend conscience qu'on est parvenu au sommet de la montagne, et que, maintenant, il ne nous reste plus qu'à descendre le versant opposé. On ressent un peu la même chose vers quarante ans, vous verrez..."

    En totale fusion avec le cadre spatio-temporel de son intrigue, Christophe Lambert nous immerge entièrement dans l'atmosphère des Trente Glorieuses américaines : son écriture, parfaitement évocatrice, restitue mieux qu'un roman social (et sans tomber dans l'écueil de l'image d’Épinal) un quartier de standing des fifties à la veille des grands changements humains, économiques et sociaux que l'Histoire connut ensuite. Les allers et retours de la narration dans le temps permettent d'aborder tour à tour la mort à venir de Kennedy, la fin d'un certain âge d'or, ou encore les bouleversements intimes des personnages. Ces derniers ne sont jamais évoqués gratuitement, au contraire : on comprend, lorsque l'auteur fait un aparté pour s'y attarder, qu'il densifie par-là la psychologie de ses protagonistes.


    Dans le même ordre d'idée, les allusions faîtes à la vie du quartier et les brèves incursions dans les tranches de vie de ceux qui y résident ne sont jamais superfétatoires. Elles permettent de mettre brillamment en exergue la rouille qui perce sous le formica des tables du Diner, les ombres qui se terrent derrière les fenêtres des villas pourtant si joliment fleuries, bref, tout ce qui se cache derrière le vernis bien trop lisse de ces vies de papier glacé...
 
"En ce temps-là, les papas étaient des hommes solides, que rien n'ébranlait. Ils étaient le symbole d'un monde sûr, l'image même du pragmatisme, du bon sens yankee. Les mamans, elles, se devaient d'incarner la parfaite maîtresse de maison, enjouée et efficace. Les papas étaient des ours maladroits dans la cuisine et les mamans ne conduisaient pas très bien (elles avaient du mal, avec les créneaux), mais l'un et l'autre s'aimaient et ne doutaient jamais d'avoir fait le bon choix (le divorce n'existait pas, bien sûr). Tout ce petit monde croyait dur comme fer aux valeurs américaines." 
 

 
En bref : Roman coup de cœur, Si tu vois le Wendigo est un brillant hommage à David Lynch et à Stephen King ; Christophe Lambert s'approprie leurs codes pour signer un roman au croisement des genres et des inspirations qui nous immerge avec réalisme dans l'Amérique des Trente Glorieuses. Mais le tour de force de ce livre est l'utilisation qui est faite des éléments fantastiques, dosés juste ce qu'il faut pour mettre en relief la réalité sociale d'une certaine époque et d'un certain milieu, faire craquer le vernis des apparences et évoquer avec force la fin de l'enfance et le passage à l'âge adulte. Surprenant et brillant, Si tu vois le Wendigo plaira certainement à un plus large public que le seul lectorat jeunesse auquel il s'adresse en premier lieu.

mercredi 18 août 2021

Gourmandise littéraire : Un millefeuille à Paris avec Beth Harmon.

 

    Le mois dernier, nous avons partagé avec vous notre chronique de l'excellent roman Le jeu de la dame (The Queen's Gambit) de Walter Tevis, redécouvert à l'occasion de son adaptation en octobre 2020 par Netflix sous la forme d'une admirable mini-série. Le livre et sa transposition à l'écran racontent la vie tourmentée de Beth Harmon, jeune orpheline qui apprend les échecs avec l'homme à tout faire de l'institution où elle est accueillie, et qui se découvre véritable prodige en la matière. Le lecteur suit son parcours de l'enfance à l'âge adulte, des premières parties dans le sous-sol de l'orphelinat aux championnats internationaux où Beth lutte autant contre ses adversaires que contre elle-même. La jeune fille a en effet hérité des traitements qu'on servait à outrance aux orphelins une forte dépendance aux stimulants de toutes sortes...

    Cette odyssée vers la résilience nous amène à suivre cette héroïne du quotidien dans les réussites comme dans les échecs, sur le plateau de jeu comme dans la vie. On l'accompagne à travers le monde et dans les différents pays où se tiennent les championnats, dans les plus petits motels comme dans les plus luxueux hôtels. 
 

    Alors qu'elle séjourne à Paris pour un tournoi d'échecs, justement, Beth savoure l'atmosphère unique de la capitale française : se rêvant championne du monde, elle s'imagine résidant là à l'année, allant au théâtre, au café, et s'habillant en "vraie Parisienne". Lorsqu'elle rentre à l'hôtel, une réception est donnée pour les joueurs et Beth déguste un délicieux millefeuille en songeant avec nostalgie à sa mère adoptive, Alma, décédée quelques temps plus tôt...
 

    "Elle se laissa aller au gré de ses pas sur les boulevards pendant des heures, sans s'arrêter pour acheter quoi que ce soit, se contentant de regarder les gens, les bâtiments, les boutiques, les restaurants et les arbres et les fleurs. Une fois, en traversant la rue de la Paix, elle heurta accidentellement une vieille dame et se surprit à lui dire "Excusez-moi madame" aussi naturellement que si elle eut parlé français depuis sa naissance.
    A quatre heures et demie, il y avait une réception dans le cadre du tournoi ; elle eut du mal à retrouver son chemin, et arriva dix minutes en retard, hors d'haleine. Les tables de jeu avaient été poussées dans un coin de la salle, et les chaises, alignées de long des murs. On guida Beth jusqu'à une place près de la porte, et on lui servit une petite tasse de café filtre. Un chariot passa, avec les plus belles pâtisseries qu'elle avait jamais vues. Elle eut un petit moment de tristesse ; elle eût aimé qu'Alma Wheatley pût être là pour voir ça. Alors qu'elle était en train de prendre un millefeuille, elle entendit des rires bruyants à l'autre bout de la pièce, et elle leva la tête. Vasily Borgov se tenait là, une tasse de café à la main."

Le jeu de la dame (The queen's gambit), W.Tevis (trad. de J.Mailhos), éditions Gaillmeister.



    Véritable classique de la pâtisserie française, le millefeuille (aussi orthographié mille-feuille ou mille feuilles) se compose de trois étages de pâte feuilletée garnis de crème pâtissière ; il est décoré d'un glaçage marbré ou saupoudré de sucre glace. La recette la plus ancienne connue est celle rapportée par le cuisinier dijonnais du XVIIème siècle François-Pierre de la Varenne, auteur du Cuisinier françois, véritable ouvrage de référence à son époque. Il y faisait mention d'une recette similaire au millefeuille, mais dans une version aromatisée au kirsch ou au rhum. On retrouve le millefeuille quelques années plus tard, en 1867, à la Pâtisserie Seugnot où ces gâteaux sont confectionnés par le pâtissier M. de Dubose dans la version vanillée qu'on connait aujourd'hui. C'est là qu'ils sont présentés et vendus pour la première fois comme recette patrimoniale française, une étiquette que ce gâteau semble avoir conservé depuis.
 
    En effet, véritable symbole de la gastronomie française dans le monde entier, le millefeuille est par ailleurs appelé "Napoleon pastry" par les Anglo-saxons, à l'origine d'une rumeur infondée qui prétendait que le célèbre empereur en raffolait, au point qu'il en aurait été malade à la veille de Waterloo. Ah, et un ultime petit détail : si le nom du millefeuille lui viendrait du nombre de plis que compteraient les trois étages de feuilletage, il s'agit en fait d'un chiffre très largement arrondi. En réalité, un millefeuille contient traditionnellement 729 paires de feuillets !
 


Ingrédients (pour 6 personnes) :

- 500g de pâte feuilletée maison ou du commerce
- 50 cl de lait
- 1 gousse de vanille
- 4 jaunes d’œufs
- 60g de sucre en poudre
- 50g de maïzena (fécule de maïs)
- sucre glace


A vos tabliers !

- Étaler la pâte feuilletée sur environ 3 cm d'épaisseur sur un plan de travail fariné. Piquer généreusement la surface à l'aide d'une fourchette puis la mettre au four à 180°C couverte d'une grille pour éviter qu'elle ne gonfle à la cuisson. Laisser cuire pendant environ 25 minutes avant de la sortir du four puis de la détailler en trois rectangles égaux pendant qu'elle est encore chaude.
- Pendant que les trois rectangles de pâte refroidissent, préparer la crème pâtissière : fendre la gousse de vanille et gratter l'intérieur pour récupérer les graines. Mettre le tout (gousse + graines) dans une casserole avec les 50 cl de lait et faire bouillir le tout.
- A part, fouetter les jaunes d’œufs avec le sucre puis ajouter la maïzena.
- Filtrer le lait chaud et l'ajouter petit à petit au mélange en remuant. Verser ensuite la préparation dans une casserole et faire chauffer à feu moyen sens cesser de fouetter jusqu'à ce que la crème épaississe. Retirer du feu et laisser refroidir la crème deux heures au réfrigérateur, couverte d'un film alimentaire le temps qu'elle prenne.
- Disposer le premier rectangle de pâte feuilletée sur le plat de service puis procéder au montage : y étaler la crème pâtissière à l'aide d'une poche à douille. Disposer sur le dessus le second rectangle de pâte et recommencer l'opération. Recouvrir du troisième rectangle de pâte feuilletée.
- Conserver le millefeuille au réfrigérateur puis saupoudrer généreusement le dessus de sucre glace avant de servir. Il est recommandé de couper les parts avec un long couteau bien aiguisé pour ne pas écraser le millefeuille.
 
 
A savourer entre deux parties d'échecs, dans le décor poudré d'un hôtel-restaurant parisien...


samedi 14 août 2021

Entretien avec Eric Senabre : Chapeau melon et pile de livres...

(Source : Didier Jeunesse)
 
     
    Il y a quelques semaines de cela, nous avons partagé avec vous cette pépite qu'est A la recherche de Mrs Wynter, dernier roman jeunesse d'Eric Senabre. Hommage de génie à la série télévisée Chapeau Melon et Bottes de Cuir et déclaration d'amour à son actrice star Diana Rigg (inoubliable Emma Peel, qui nous a quitté fin 2020), ce road trip anglophile pétillant imagine la rencontre entre un jeune adolescent des années 90 et la comédienne (renommée Beryl Doncaster), pour qui il voue un véritable culte. Parce que nous célébrons cette année sur le blog les 60 ans de Chapeau Melon et Bottes de Cuir (En première place de notre top 3 des séries télévisées), mais aussi et surtout parce que nous avons adoré le roman d'Eric Senabre, nous avons pu lui poser quelques questions... 
 
  

Pedro Pan Rabbit : Comment vous est venue l'idée de cette histoire? Quelle a été la genèse du roman ?


Eric Senabre : C'est une idée que j'avais depuis un moment déjà ; cela faisait bien trois ou quatre ans que cela me trottait dans la tête, mais que le projet avait dû être repoussé au profit d'autres livres plus « évidents », dans lesquels je sortais peut-être moins de ma zone de confort : roman d'aventures ou avec des aspects de science-fiction. J'ai en effet écrit jusqu'ici beaucoup de romans de « genre » ; même Star Trip, s'il est en lien avec une série télévisée aussi, bascule dans la littérature de genre à un moment donné de l'intrigue. Et puis, avant d'être un auteur, je reste fondamentalement un fan. C'est notamment en tant que fan qui se laisse dire que ce livre peut être une façon de se rapprocher d'une de ses idoles que le projet est né. Au départ l'idée etait que, peut-être, le livre tomberait entre les mains de Diana Rigg, sait-on jamais... 
 
PPR : Le décès de Diana Rigg a-t-il eu un impact sur l'écriture ? Le livre n'était pas encore terminé à cette date ?
 
ES : Le livre était commencé mais l'intrigue était encore à ses débuts. J'avais ébauché un premier jet, très différent, plus dans l'humour et écrit à la première personne, mais qui ne fonctionnait pas. J'ai donc repris ma copie à zéro, ce qui m'a fait perdre un peu de temps sur le démarrage. Lorsque cette chère Diana Rigg est décédée, je venais juste de retravailler les pages que j'avais déjà écrites. Je me rappelle que j'étais au téléphone avec une de mes éditrices lorsque j'ai reçu un texto de mon plus vieil ami, qui me disait simplement « Je suis désolé ». Il aurait pu être désolé pour n'importe quoi mais j'ai tout de suite compris de quoi il voulait parler : j'ai fait une recherche internet sur Diana Rigg dans la foulée et j'ai appris la nouvelle, confirmant mon intuition. J'ai été complètement mortifié. Peut-être que ce décès survenu en cours d'écriture m'a rendu encore plus nostalgique. 
 
Diana Rigg... Ou serait-ce Beryl Doncaster ?
 
 
PPR : L'histoire met en scène Medhi, un adolescent fan de Talons hauts et Veste de Tweed, amoureux de l'actrice principale Beryl Doncaster. Medhi, c'est un peu vous, non ?
 
ES : Pas uniquement et pas totalement. On peut retrouver beaucoup de moi en Medhi mais c'est aussi un mix de mes copains de jeunesse. Le fait qu'il ait des origines marocaines et belges est un clin d'oeil direct à l'un de mes amis qui était lui aussi très fan de Chapeau Melon et Bottes de Cuir, par exemple. C'était le garçon le plus cool du lycée, qui faisait partie d'un groupe de Rock. Medhi n'est pas aussi cool que lui car j'ai rajouté un peu de moi au mélange. Cela dit, il est vrai que je n'ai jamais mis autant de moi dans un personnage. 
 
Le départ d'Emma Peel dans la série...
 

PPR : Alors, question de fan : peut-on en déduire, comme Medhi dans le livre, que votre épisode préféré est The House that Jack built (L'héritage diabolique en VF) et que le départ de Diana Rigg a été, je cite votre héros, « un drame personnel » ?
 
ES : Le départ d'Emma Peel a été un drame absolu. Je l'ai revu il n’y a pas très très longtemps, c'était atroce. À vous fendre le cœur.
Pour The house that Jack built, en effet, j'adore cet épisode. D'ailleurs, on ne voit quasi exclusivement qu'Emma. Steed arrive à la fin, après avoir pris tout son temps et bien consulté sa carte routière ! Je crois que cet épisode a énormément compté dans mon imaginaire. Mon roman La seizième clef lui doit énormément, notamment par le côté « maison dont on ne s'échappe pas ».
 
The house that Jack built :
un épisode tout entier à la gloire d'Emma, piégée dans un labyrinthe psychédélique et angoissant...
 

PPR : Le sujet principal de votre roman est une série télévisée des années soixante que les jeunes lecteurs d'aujourd'hui ne connaissent que très peu, voire, malheureusement, probablement pas du tout. Comment votre éditeur a-t-il accueilli ce projet très atypique ?
 
ES : La responsable de Didier Jeunesse ne connaissait pas la série et ce n'était pas son univers, mais c'est quelqu'un d'ouvert et ça a été un réel avantage. Si elle l'avait connue, elle aurait pu par exemple me dire « J'aime beaucoup cette série aussi mais ça ne va pas parler aux jeunes, il ne vont pas connaître ». Dans la mesure où elle ne connaissait pas non plus, elle a pu apprécier le projet dans sa globalité. Il faut aussi reconnaître à cette maison d'édition de ne pas hésiter à porter des projets atypiques pour le plaisir de faire un bon livre ou un bel album. Je crois que le concept Harold et Maud qui ressortait de l'intrigue lorsque je l'ai présentée à l'équipe a beaucoup plu et on m'a laissé carte blanche.

PPR : Pour ce qui est des personnages, avez-vous envisagé ne serait-ce qu'un temps de les mettre en scène sous leur vrai patronyme ou alors le choix de les rebaptiser était clair depuis le début du projet ?
 
ES : Non, il n'y a jamais eu ce projet de conserver les noms réels. Je ne me sentais pas de faire intervenir la vraie Diana Rigg car je ne peux pas réécrire son histoire ; je ne suis pas adepte de la méthode tarantinienne qui consiste à réinventer les faits. Je préfère imaginer des sortes d'univers parallèles, cela me permet d'être plus libre.
 


PPR : En effet, sans divulgâcher, c'est cette liberté qui vous permet de donner une direction totalement différente à la relation entre Patrick MacNee et Diana Rigg. Ce choix-là était-il une façon de concrétiser le fantasme que de nombreux fans projettent sur ce duo ?
 
ES : Oui, c'est tout à fait ça. Il y avait à travers ce rebondissement l'idée de réparer ce que je considère être une grande injustice !

PPR : Pourquoi avoir choisi les années 90 comme cadre temporel de votre roman ?
 
ES : Il y avait plusieurs raisons. Tout d'abord une question d'âge pour les personnages : cela m'arrangeait que ma Beryl Doncaster ait cet âge-là, comme Diana Rigg dans les années 90. Si ça s'était passé de nos jours, ça ne fonctionnait plus : il ne pouvait plus y avoir cette séduction, cette ambiguïté dans la relation. Évidemment, j'aurais pu dire que la série ne datait plus des années soixante et décaler la chronologie mais elle est beaucoup trop sixties dans son essence pour qu'on se décide à faire un tel choix. L'année 1994 permettait d'être en cohérence avec l'âge de mes héros, et puis aussi, j'aimais bien que cela se déroule avant l'Eurostar. Le fait de prendre le ferry symbolise deux époques : l'avant et l'après des voyages en Angleterre.
 

 
PPR : Et en plus de la nostalgique, l'absence de smartphones et d'internet rend la quête des personnages plus intéressante : plus difficile pour eux mais plus sympathique pour nous.  

ES : Tout à fait. Dans mes autres romans aussi, je me débarrasse assez facilement de la technologie, même quand l'action se déroule à notre époque.
 
PPR : Et actuellement, travaillez-vous sur un autre projet ?
 
ES : Oui, je termine ce que j'appelle ma "trilogie japonaise" ; il n'y a pas de liens entre les trois romans en question si ce n'est la tranche d'âge et le pays où l'histoire se passe. L'intrigue tournera autour des films de monstres géants japonais ; c'est l'histoire de deux papys japonais racontée à travers les yeux de leurs petits-enfants. Ils sont en maison de retraite et perdent un peu la tête : l'un soutient qu'il a incarné Godzilla à l'écran tandis que l'autre affirme être Ultraman et ils se chicanent à longueur de temps, au grand désespoir du personnel. Leurs petits-enfants vont les aider à s'évader pour qu'ils puissent prouver ce qu'ils avancent. Cela se passe de nos jours, mais toujours avec des références à une culture populaire antérieure...
 

    Nous remercions infiniment Eric Senabre d'avoir bien voulu répondre à nos questions et nous souhaitons sincèrement que son livre rencontre le succès qu'il mérite. Peut-être Diana Rigg, de là où elle est, est-elle actuellement plongée dans sa lecture... Car d'une certaine façon, les héroïnes sont immortelles, n'est-ce pas ? Ce n'est certainement Eric Senabre qui nous contredira ! ;-)
 
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dimanche 8 août 2021

Son espionne royale et l'héritier australien (Son espionne royale mène l'enquête #7) - Rhys Bowen.

Heirs and graces (Her royal spyness #7)
, Berkley, 2013 - Editions Robert Laffont, coll. La Bête Noire (trad. de B.Longre), 2021.

    Comté du Kent, Angleterre, 1934. Passer un smoking pour le dîner, utiliser une fourchette pour la viande, une autre pour le poisson… Franchement, quel intérêt à toutes ces simagrées ? C’est pourtant bien ce à quoi va devoir se plier Jack Altringham, héritier du duc d’Eynsford fraîchement débarqué d’Australie. Pour l’aider, une seule candidate, la charmante Georgie. Mais, dès son arrivée à Kingsdowne Place, dans le Kent, elle découvre que certains membres de la famille d’Eynsford se donnent beaucoup de mal pour mener la vie dure à son élève. Et quelques jours plus tard, le duc meurt poignardé. Aux yeux de tous, Jack est le suspect parfait. Sauf pour Georgie qui va tout faire pour démêler le faux du vrai entre petits secrets, rancune de classe et vengeance à froid…
 
***
 
    L'hiver dernier avait été l'occasion de savourer le sixième tome, un opus de saison puisqu'il se déroulait pile pendant les fêtes de Noël. La fin laissait à penser qu'un avenir (même incertain) se dessinait progressivement pour notre héroïne et Darcy, pair du royaume sans le sou mais au charme ô combien ravageur. Elle-même pauvre comme Job, Georgie trouvait néanmoins une solution temporaire en acceptant d'être la secrétaire de sa mère, actrice sulfureuse sur le retour souhaitant faire taper ses mémoires...
 

"Ma mère se mettait à raconter telle ou telle histoire, tandis que je m'efforçais de suivre son rythme en prenant des notes avec frénésie, pour m'apercevoir un instant plus tard qu'elle s'était arrêtée et que son beau visage affichait une expression mi-horrifiée, mi-amusée.
— Oh non, raye tout ça, Georgie. Il ne faut surtout pas que l'incident de cette nuit là se sache, disait-elle. Cela ferait tomber le gouvernement (ou provoquer une guerre mondiale, voire la colère du pape)."
 
    Lorsqu'on retrouve Goergie à Londres, les choses ne se sont pas totalement déroulées comme elle l'espérait : impossible de mettre sur le papier les mémoires de sa mère, dont la vie de comédienne (demi-mondaine?) semble avoir frôlé trop de fois le scandale pour qu'on puisse la raconter. Lasse de cette lubie passagère, cette dernière s'envole rapidement pour des vacances en Suisse et laisse une nouvelle fois sa fille derrière elle sans le moindre penny. Fort heureusement, la Reine a de nouveau une mission à lui confier, et celle-là ne devrait (théoriquement) pas mettre sa vie en danger. Il s'agit d'assister la famille d'Eynsford, dont la duchesse douairière Edwina craint pour sa descendance : son unique fils en vie, l'actuel duc, dilapide toute sa fortune en s'improvisant mécène des Arts et des Lettres mais refuse de prendre une épouse et de faire des enfants (il faut dire qu'il préfère s'entourer de jeunes hommes – d'ailleurs, sa ménagerie de jeunes garçon peintres et auteurs a investi le manoir d'Eynsford sous le nom des "Étourneaux"). Or, il se trouve qu'on a récemment découvert que le défunt fils aîné de la duchesse avait eu un fils alors qu'il était en Australie, un dénommé Jack qui tient aujourd'hui un ranch aux Antipodes sans se douter de ses nobles origines. Rapatrié en Angleterre à la demande de la duchesse, Jack doit apprendre à se tenir en société, à différencier un couteau à salade d'un couteau à poisson, à diriger un domaine, bref, Jack doit apprendre à devenir duc (même s'il n'en a pas tellement envie). Invitée à séjourner au manoir d'Eynsford, Georgie a pour mission "d'éduquer" le jeune homme, même si l'apparition soudaine de ce dernier ne plait pas franchement au reste de la famille. Aussi, lorsque le duc est retrouvé assassiné après avoir voulu déshériter Jack au profit de son valet, le jeune Australien semble être un coupable tout désigné...
 

"— Mrs Tombs souhaiterait savoir si nous serions rentrées pour le déjeuner, dis-je.
— Il aurait fallu la noyer à la naissance, déclara maman. On dirait que les gens ont des noms qui leur correspondent, c'est drôle, pas vrai ? Mme Tombs a une mine de fossoyeur. Et je suis certaine qu'elle a empoisonné les locataires précédents avec ses préparations."

    Unanimement reconnu comme le meilleur de la série depuis son commencement, Son espionne royale et les douze crimes de Noël laissait craindre que ce septième opus vienne à souffrir de la comparaison, mais aussi que le lecteur commence petit à petit à se lasser. Car malgré les belles tranches de rigolades offertes par les premiers opus et la délicieuse atmosphère de la royauté anglaise de l'entre-deux guerres, la recette et les ficelles de Son espionne royale commençaient à être bien connues de sa communauté de fidèles. Fort heureusement, Rhys Bowen semble se sentir de plus en plus à l'aise avec le genre du polar au fur et à mesure que cette série progresse...
 

"— Naturellement, seuls les Français s'y connaissent en lingerie, déclara-t-elle de sa voix théâtrale, limpide, qui portait jusqu'aux cieux. Les Britanniques semblent incapables de comprendre que les dessous ont tout à voir avec la séduction ou les rapports sexuels. Quel homme vigoureux aurait le moindre désir d'arracher ces volumineuses culottes anglaises ?"
 
    En effet, si l'humour et la légèreté restent de mise, ils constituent moins le "corps" de l'intrigue qu'autrefois et les aspects policiers, mieux construits et plus aboutis, prennent la relève et semblent devenir la vraie garantie de cette série sur la durée. La mère de Georgie est toujours aussi extravagante et sa bonne, Queenie, toujours aussi catastrophique, mais la première est cette fois absente de ce titre, tandis que la seconde semble s'améliorer avec le temps, évitant ainsi que le texte ne repose continuellement sur les mêmes éléments (et surtout sur les mêmes gags). 
 
 
"— Je me demande bien pourquoi je vous garde à mon service, Queenie, me lamentai-je.
— Moi, je sais, mam'zelle. Vous avez pas de quoi vous payer une femme de chambre snobinarde qui s'exprime correctement et qui sais s'tenir."
 
    Dans la pure tradition d'Agatha Christie, Ruth Bowen imagine ici un whodunit de très bonne facture. L'enquête en elle-même constitue certes moins de pages qu'il n'en faut pour planter le décor et les personnages, mais reconnaissons que l'auteure a créé un beau petit monde pour cette nouvelle aventure de Georgie : la famille d'Eynsford (au bord de l'implosion), les "Etourneaux" du duc qui jouent les piques-assiettes, le précepteur touché par un trauma de guerre, les enfants qui passent leur temps à faire des expériences dans le laboratoire de chimie, et même le domaine dans son ensemble, qui recèle bien des secrets...
 
"Le trajet jusque dans le Kent fut à la fois merveilleux et terrifiant. Je crois que la vue du chauffeur laissait à désirer, et il ne cessait de recevoir des instructions de sa maîtresse depuis la banquette arrière, ce qui rendait sa conduite plus précaire encore.
— Oui, je sais, un agent de police lève la main pour interrompre la circulation, dit-elle d'une voix tonitruante dans le tube acoustique. Mais cela ne nous concerne tout de même pas. Cet imbécile a certainement vu que nous n'étions pas le genre de personne que l'on fait attendre. Roulez sans vous arrêter, Wilkins." 
 

    Les lecteurs d'intrigues policières les plus aguerris parviendront probablement a dénouer ce mystère - qui n'en reste pas moins très bien élaboré - avant la révélation finale. Et d'ailleurs, les admirateurs de la Grande Dame du crime y retrouveront peut-être quelques similitudes avec l'excellent La maison biscornue...
 
"— M. Camden-Smythe accompagnera ce garçon jusqu'à Londres pour lui transmettre quelques instructions ; il prévoit de l'amener ici ce week-end.
— Cedric ! s'écria Edwina, horrifiée. Combien de fois vous ai-je répétée que je juge lamentables ces américanismes vulgaires ? Les personnes de notre classe n'ont pas de "week-end" : dès lors que nous ne travaillons pas, nous n'avons nul besoin de deux jours de repos en fin de semaine." 
 
 
En bref : Alors qu'on pourrait craindre que la lassitude s'installe, il semble que Ruth Bowen, après un excellent sixième opus, se montre capable, sinon de totalement se renouveler, de faire gagner en teneur l'aspect polarisant de son écriture. Bien que restant toujours dans la sympathique famille des cosy mysteries, ce septième tome de Son espionne royale se démarque comme le précédent par la qualité de son intrigue policière, dans la lignée des meilleurs titres d'Agatha Christie herself !
 
 

samedi 7 août 2021

Une abondance de pigeons - Harry Bliss (dessins) & Steve Martin (textes).

A wealth of pigeons : a cartoon collection, Celadon Books, 2020 - Editions Baker Street (trad. de C.Liebow, M.P.Rochebois & A.Malraux), 2021.

    « J’ai toujours considéré le dessin humoristique comme la frontière ultime de la comédie. J’ai fait des improvisations, des sketchs, des films, des one-man shows, j’ai présenté des cérémonies de remise de prix, j’ai été invité dans d’innombrables talk-shows, je tweete ; mais l’idée d’une image seule sur une page, avec ou sans texte, m’a toujours mystifié. » 

    C’est ainsi que Steve Martin, le comique et acteur aux multiples talents, évoque, dans l’introduction de ce premier recueil de dessins qu’il publie avec le dessinateur chevronné du New Yorker, Harry Bliss, son désir d’explorer ce terrain qui l’a toujours attiré. Ce livre est le fruit de la rencontre entre deux grands humoristes, chacun maître dans son domaine et qui réunissent ici leurs talents avec beaucoup d’originalité. Parfois c’est le texte, ou une idée, qui ont suggéré l’image, parfois l’inverse : Martin a imaginé un texte pour correspondre à un dessin proposé par Bliss. Le recueil a connu un succès fulgurant aux États-Unis, figurant sur quatre listes de best-sellers dès sa parution. Il mélange gros gags et un humour plus décalé, au deuxième ou troisième degré, dans la tradition du New Yorker. Les animaux – chiens, chats, perroquets sarcastiques (car tous les animaux parlent, bien sûr) y croisent des personnages des plus romanesques : pirates, hors-la-loi, extraterrestres, naufragés sur une île déserte. L’imagination est au pouvoir, au service du rire et parfois même du délire… 

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    Le public français connait surtout Steve Martin pour ses films, notamment dans Le père de la mariée, Treize à la douzaine, ou encore dans le récent remake de La panthère rose. On sait moins que, de l'autre côté de l'Atlantique, il est beaucoup plus polyvalent que sa simple filmographie le laisse à penser ici. Révélé grâce au stand up alors qu'il était étudiant en philosophie, Steve Martin est en fait un artiste complet :  acteur, certes, mais aussi humoriste, musicien, scénariste et... auteur. Outre une pièce et même quelques romans qui ont bénéficié d'une traduction française, Steve Martin écrit des chroniques et textes humoristiques pour le célèbre magazine The New Yorker.


    L'introduction rédigée par Steve Martin lui-même raconte comment, alors qu'il était en panne d'inspiration, une boutade de sa femme concernant leur chien lui a donné l'idée d'une légende pour un éventuel dessin humoristique. N'ayant pas le talent des illustrateurs qui publiaient déjà dans le New Yorker et dont il admirait le travail, il a fait par de son idée à sa directrice artistique, laquelle l'a mis en lien avec le dessinateur Harry Bliss. Pas ou en tout cas peu connu dans l'hexagone, cet artiste de renom aux Etats-Unis publie dans environ 80 journaux et revues des cartoons, dessins satiriques et autres illustrations qui ont fait son succès.


    La collaboration entre ces deux artistes aux talents complémentaires a manifestement fait mouche : de leurs créations communes publiées dans le New Yorker est né ce recueil, qui permet aujourd'hui de rassembler en un seul ouvrage le meilleur de leurs publications depuis 2019. Le plus souvent des images uniques, parfois quelques vignettes pour raconter une scène ou un bref dialogue, mais toujours dans un format court, les productions de S.Martin et H.Bliss témoignent d'un humour décalé et délirant qu'on découvre rapidement être leur marque de fabrique. Aucun doute que ces deux-là étaient faits pour s'entendre !
 

    Au départ essentiellement des images mettant en scène des chiens et des chats, les créations du duo ont évolué avec le temps, jusqu'à se représenter et se mettre en scène eux-mêmes, mise en abîme nourrie d'une autodérision décomplexée et rafraîchissante qui fait du lecteur leur invité d'honneur, un compagnon à part entière. Qu'ils abordent l'art, les relations amoureuses, des faits de société (ou, parfois, qu'ils se contentent simplement d'un bon gag totalement gratuit), c'est toujours en usant d'un comique de situation ou d'un délicieux sens de l'absurde qui ne sont parfois pas sans évoquer l'humour d'un Philippe Geluck, l'American Touch en plus.
 

En bref : Ce recueil de dessins humoristiques de Steve Martin et Harry Bliss fait la part belle à l'absurde et au comique de situation ; une image et une légende suffisent parfois à nous faire sourire dans cette sympathique compilation de leurs publications pour le New Yorker. Vaste terrain de jeu de ces deux artistes hyper complémentaires, Une abondance de pigeons est un album à l'humour décalé qu'il fait bon lire !
 
 
Un grand merci aux éditions Baker Street pour cette découverte !

lundi 2 août 2021

Cruella - Un film Disney de Greg Gillespie, d'après le personnage de Dodie Smith.

Cruella

 
Un film de Greg Gillespie, d'après le personnage issu du roman Les cent un dalmatiens, de Dodie Smith.
 
Avec : Emma Thompson, Emma Stone, Joel Fry, Paul Walter Hauser, Mark Strong...
 
Date de sortie originale : 18 mai 2021
Date de sortie française : 23 juin 2021
 
    Londres, années 70, en plein mouvement punk rock. Escroc pleine de talent, Estella est résolue à se faire un nom dans le milieu de la mode. Elle se lie d’amitié avec deux jeunes vauriens qui apprécient ses compétences d’arnaqueuse et mène avec eux une existence criminelle dans les rues de Londres. Un jour, ses créations se font remarquer par la baronne von Hellman, une grande figure de la mode, terriblement chic et horriblement snob. Mais leur relation va déclencher une série de révélations qui amèneront Estella à se laisser envahir par sa part sombre, au point de donner naissance à l’impitoyable Cruella, une brillante jeune femme assoiffée de mode et de vengeance … 
 
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    C'est devenu la nouvelle poule aux œufs d'or de Disney : transposer en live action les dessins-animés qui ont fait la célébrité de leurs studios au fil du XXème siècle. Si certains films comme Cendrillon ou La Belle et la Bête sont des copies (quasi) conformes du matériau d'origine, d'autres comme Alice au pays des merveilles ou Maléfique proposent des variations intéressantes. Dans la lignée de ce dernier, Disney commence dès 2015 à réfléchir à un projet similaire autour du personnage de Cruella : raconter la vie de la célèbre antagoniste des Cent un dalmatiens...
 
Premier trailer du film...
 
    D'ailleurs, on oublie souvent que, bien avant la récente vague de remakes en live action, Les cent un dalmatiens avait été le premier de ses classiques que Disney avait transposé à l'écran avec des acteurs en chair et en os. Rappelez-vous : en 1996, l'inimitable Glenn Close endossait le manteau de fourrure de Cruella dans une interprétation inoubliable, au point de revenir se glisser sous sa perruque bicolore dans une suite en 2000. Vingt ans plus tard, nous avons retrouvé Cruella dans la série Once upon a time et dans la saga Descendants, qui proposent chacune des interprétations très différentes du personnage, ainsi que dans Cruelle diablesse, roman Disney Villains de Serena Valentino qui imagine ses origines – et qu'on aimerait très franchement oublier ! Fort heureusement, le nouveau film de Greg Gillespie est là !
 
Estella, en bien mauvaise posture...
 
    Cruella nous raconte l'histoire d'Estella, jeune orpheline au caractère bien trempé et à la chevelure bicolore, qui attire bien des moqueries de la part de ses camarades de classe. Fidèle à son tempérament, la fillette ne se laisse pas faire et revendique rapidement sa nature rebelle, celle-là même qui lui vaut le surnom de "Cruella" lorsqu'elle laisse s'exprimer ses sombres instincts. Après la mort tragique de sa mère, dont elle se sent responsable, Estella se réfugie à Londres avec Jasper et Horace, deux pickpockets avec qui elle verse dans la petite cambriole. Lorsque l'opportunité de travailler dans la mode (le rêve de sa vie) se présente, Estella est prête à s'acheter une conduite et parvient à se faire remarquer par la Baronne von Hellman, l'une des plus grandes stylistes de Londres. Embauchée par la créatrice, elle ne tarde cependant pas à découvrir que la Baronne, en plus de spolier le travail de ses employés, est la véritable responsable de la mort de sa mère. Bien décidée à se venger, Estella laisse libre court à son double maléfique Cruella pour mener la Baronne à sa perte...
 

         Co-produit par Glenn Close, ce film ne se veut pas un préquel officiel de l'adaptation de 1996, ni du long-métrage animé de 1961 ; l'ambition du script est d'imaginer la genèse du personnage dans un univers qui lui est propre, permettant ainsi un maximum de liberté dans l'écriture. Ce fut très certainement là une excellente idée, car le résultat s'avère tout bonnement jubilatoire. Le scénario conserve cependant du film de 1996 le milieu de la mode ; en effet, cette précédente version avait fait de Cruella une grande styliste pour laquelle travaillait Anita. Ici, Estella rêve de devenir créatrice et parvient à se faire repérer par la Baronne, une designer psychologiquement instable, talentueuse mais tyrannique, qui évoque par ailleurs fortement la Cruella de 1996. L'action se situant au tournant des années 70, l'époque permet à Estella/Cruella de se démarquer par son inventivité et sa patte définitivement "Rock'n'roll", qui va de pair avec l'avènement du mouvement punk rock de la décennie des seventies.
 

    L'intrigue se veut dès lors un audacieux mélange des Cent un dalmatiens, du Diable s'habille en Prada, et d'un film de casse comme on les aime. La réussite de Cruella tient à la superbe logique avec laquelle le scénario parvient à faire coexister ces différents univers en une seule histoire, tout en réservant de nombreuses surprises aux spectateurs. En effet, impossible de deviner à l'avance les ressorts dramatiques ou péripéties qui nous attendent. Les tous premiers trailers, s'ils laissaient deviner l'excellent résultat à venir, induisaient un parallèle évident entre Cruella et Harley Quinn, l'anti-héroïne complètement timbrée de Suicide Squad. Si cette analogie semble pertinente et qu'Estella endosse effectivement une double identité un peu à la façon des personnages torturés de DC Comics, le film est fort heureusement bien plus que ça. 
 

    Les auteurs n'ont pas non plus oublié de glisser ici et là quelques clins d’œil à l’œuvre de Dodie Smith ou aux précédentes adaptations de Disney : Estella broyant du noir devant un extrait vidéo de Tallulah Bankhead et son rire diabolique (rappelons que T.Bankhead est la comédienne qui a inspiré le personnage de Cruella dans sa première forme animée), de même qu'une scène pointant les ressemblances entre les chiens et leurs maîtres est une référence évidente au début des Cent un dalmatiens version 1961. Le scénario n'omet pas la passion de Cruella pour la conduite à risques en introduisant dans le dernier tiers du film sa légendaire voiture, la Panther De Ville qui offre en même temps à l'héroïne l'occasion de se construire un nouveau nom de famille (De Ville / De Vil / D'Enfer). La scène post-générique, à ne pas manquer, est également un génialissime clin d’œil au matériau d'origine et permet de boucler la boucle de fort belle manière.
 

    En revanche, censure oblige, Cruella ne fume pas et ne porte pas encore de manteau de fourrure. Le scénario parvient à ce titre à jongler entre la bienséance de mise chez Disney et la mythologie du personnage sans pour autant perdre en cohérence : en induisant chez Estella / Cruella une forme de folie (jubilatoire et créatrice, certes, mais une folie quand même) potentiellement dégénérative, l'intrigue laisse imaginer que l'état du personnage peut s'aggraver jusqu'à faire d'elle la "cruelle diablesse" que l'on connait, dans un avenir plus ou moins proche.
 
Paul Walter Hauser et Joel Fry, de parfaits Horace et Jasper.
 
    Le casting est aussi pour beaucoup dans la réussite de ce film et fait presque un sans faute. Oublions Kirby Howell-Baptiste et Kayvan Novak (malheureusement des Anita et Roger assez fades) et concentrons-nous sur le reste de la distribution : Joel Fry et Paul Walter Hauser réinventent pertinemment les personnages (autrefois détestables) de Jasper et Horace, tandis que Mark Strong interprète avec flegme un valet qui nous réservera bien des surprises. Mais toute notre admiration va évidemment au duo formé par Emma Stone et Emma Thompson : la première s'avère un choix convaincant dans le rôle de Cruella, qu'elle rend attachante sans chercher pour autant à simplifier sa personnalité particulièrement complexe ; la seconde, égale à elle-même, fait encore des merveilles et on ne doute pas qu'elle a pris un réel plaisir à se glisser dans les tenues cintrées de la Baronne, à qui elle donne un tempérament incisif et ironique redoutable.

 
    La lutte entre ces deux ennemies, véritable battle de mode, est visuellement grisante et certaines scènes sont un régal à la fois esthétique et inventif. Parmi les plus réussies, on retiendra tout particulièrement le défilé de la Baronne saccagé par Cruella à l'aide d'une armée de mites (!) (on ne vous en dit pas plus), Cruella sortant d'une benne à ordures vêtue d'une robe sacs poubelles et détritus époustouflante, le défilé façon Rave Party dans Regent's Park, et la réception finale de la Baronne, sabotée avec style. On sent que l'équipe artistique s'en est donnée à cœur joie, notamment la costumière Jenny Beavan, qui se renouvèle complètement sur ce film (elle avait notamment conçu les costumes des derniers Sherlock Holmes, ou encore du Casse-Noisette de Disney). Le tout est porté par une bande-son détonante composée par Nicholas Britell, de nombreuses chansons phares du mouvement punk-rock, et d'un générique de fin diabolique chanté par Florence and the Machine.
 

    A tous points de vue, Cruella est donc une réussite des plus complètes. Les inspirations du scénario et la psychologie des personnages en font un divertissement qui s'adresse davantage à un public mature, plus à même d'en savourer les subtilités. Ah, et évidemment, Cruella sera un régal pour tous les fans de la première heure des Cent un dalmatiens.


En bref : Pari risqué dans son concept initial, Cruella s'avère être un film jubilatoire et audacieux sur la genèse d'une des plus célèbres méchantes Disney. Esthétiquement irréprochable, ce film porté par deux Emma (Stone & Thompson) absolument impeccables, mis en musique avec style et débordant de surprises et de péripéties inattendues est un des meilleurs Disney réalisés depuis longtemps. La rumeur disait donc vrai : The "De Vil" wears Prada, et c'est un régal !
 
Générique de fin, chanté par Florence and the Machine.
 
 
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