mercredi 24 août 2016

Le chardon et le Tartan (Outlander #1) - Diana Gabaldon.

Outlander, Delacorte Books, 1991 - Le chardon et la tartan, Presses de la cité, 1995 - Editions France Loisirs, 1995, 2002 - Editions Libre Expression, 2002, 2014 - Editions J'ai Lu, 1998 (en deux tomes : La porte de pierres, et Le bûcher des sorcières), 2014.

  1945. Claire passe ses vacances en Écosse, où elle s’efforce d’oublier la Seconde Guerre mondiale auprès de son mari, tout juste rentré du front. Au cours d’une balade, la jeune femme est attirée par un mégalithe, auquel la population locale continue de vouer un culte étrange. Claire aura tôt fait d’en découvrir la raison : en s’approchant de la pierre, elle se volatilise pour atterrir au beau milieu d’un champ de bataille.
  Le menhir l’a menée tout droit en l’an de grâce 1743, au cœur de la lutte opposant Highlanders et Anglais. Happée par ce monde inconnu et une nouvelle vie palpitante, saura-t-elle revenir à son existence d’autrefois ?
Le début d’une série incontournable !

*** 

  Est-il nécessaire de présenter cette saga littéraire, aujourd'hui célèbre  grâce à son adaptation en série télévisée? ... Non? Certains seraient passés à côté? Impossible!
  Pour ma part, mon histoire avec les romans Outlander est une longue suite d'actes manqués. Je devais avoir 12 ans lorsque les couvertures de l'édition présentée au catalogue France-Loisirs m'ont sauté au visage, le résumé ne faisant que renforcer ma curiosité. Bon, connaissant ma pudibonderie d'alors, il est fort raisonnable que je n'ai pas mis ma pudeur à l'épreuve en les lisant si jeune, mais tout de même, ces ouvrages étaient restés dans un petit coin de ma tête jusqu'à encore très récemment...
  Depuis, je n'ai cessé de les croiser, de manquer les acheter, de me raviser (oui, il y en avait déjà beaucoup, sous de multiples rééditions dont certaines tronquées ou redécoupées, ce qui complexifiait l'acquisition), jusqu'à ce que je les télécharge pour ma liseuse. Et même là, dans ma PAL numérique, les romans de D.Gabaldon ont du attendre. Quant j'ai appris que la chaine américaine Starz les adaptait au format de série télévisée (de nombreux projets d'adaptation cinématographique avaient été abandonnés depuis les années 90), mon intérêt s'est réveillé. Même si je n'aime pas faire les choses dans le désordre, je me suis ENFIN résolu à découvrir la version livresque après un visionnage intensif et addictif de la série.

 Couvertures originales américaine et britannique.

  L'histoire commence donc en 1945. Claire Randall retrouve son époux Franck après six ans de séparation par la guerre : elle, infirmière, soignait les soldat au front tandis que lui travaillait pour l'intelligence service. Profitant de cette nouvelle chance qui leur est offerte, ils partent en seconde lune de miel à travers l'Ecosse, aussi pour s'adonner à leur passion respective : Claire collecte les informations sur les plantes médicinales et Franck remonte son arbre généalogique jusqu'à son ancêtre Black Jack, capitaine des Dragons anglais pendant la révolte jacobite écossaise. Portés par les superstitions de l'Ecosse, ils s'amusent des croyances locales, des menhirs, ou des druidesses qui se réunissent à la nuit tombées pour leurs sabbats. Mais alors que Claire s'attarde sur un cercle de pierre levées à la suite d'une étrange cérémonie païenne, elle se sent soudain défaillir et se trouve propulsée... en 1743!
  La jeune femme, ainsi catapultée en pleine révolte jacobite, manque de peu se faire agresser par l'ancêtre de son époux, le fameux Black Jack Randall, pour ensuite tomber entre les mains d'une bande de Highlanders peu avenants. Cependant, en utilisant ses connaissances médicales pour soigner l'un d'entre eux, le jeune Jamie, elle gagne leur confiance et les accompagne jusqu'au château du clan McKenzie. A partir de là, la jeune femme sera mêlée aux tumultes de l'Histoire écossaise et devra préserver le secret de ses origines. Convoitée par l'armée anglaise autant que par les Ecossais, elle devra se montrer prudente car on la croit tantôt espionne pour l'un ou l'autre camps, aussi les McKenzie la tiennent-il à l’œil en faisant d'elle la guérisseuse officielle du château. Au départ animée du vif désir de rejoindre le XXème siècle, Claire ne tarde pas à se rapprocher du jeune Jamie, dont les sentiments feront flancher ses certitudes...

 Premières éditions pochesfrançaises (roman divisé en deux parties), puis intégral avec visuel de la série.

  Ayant découvert le roman et la série simultanément, il m'est difficile de me représenter l'univers d'Outlander en les dissociant. Mon avis est donc forcément influencé par les connexions que j'établis malgré moi entre œuvre originale et adaptation. Mais promis, je m'efforcerai de rester le plus neutre possible et de m'en tenir à la version littéraire.

  D'autant que, contrairement à d'autres livres qui ont connu le même heureux sort à la télévision, Outlander n'a pas eu besoin de cette série pour rencontrer le succès : les romans, best-sellers dès leur publication, étaient déjà entrés dans la postérité. A quoi tient cette réussite? C'est que Diana Gabaldon opère un intelligent mélange des genres qui rassemble donc un public d'autant plus large. Inspirée il y a plusieurs années par un épisode de Doctor Who se déroulant dans le milieu des Highlanders, elle a su développer cette idée et construire une intrigue mêlant Histoire, romance, fantastique, et épique. Le résultat, s'il peut paraître noyé dans le flot de fictions surfant sur le surnaturel qui pullulent depuis les années 2000, était un tour de force littéraire vraiment audacieux au début des années 90 - sans compter que Outlander s'adressait à un lectorat adulte et non jeunesse!


  Familier de l'Histoire de l'Ecosse et de la révolte Jacobite grâce à ma lecture du roman La mer en Hiver (dont l'auteure citait justement Outlander dans ses sources, vous m'en direz tant!), j'ai eu grand plaisir à me retrouver plongé dans cette phase importante de l'Histoire britannique, et m'immerger dans la vie et la culture des clans écossais. On sent un travail de recherche énorme et une maîtrise évidente de son sujet, toile de fond à des relations et des intrigues secondaires qu'elle tisse avec une passionnante complexité et qui donnent un vrai corps à l'histoire. Cependant, au delà de ces grandes richesses, j'ai tout de même noté quelques petits bémols.


  En effet, même si j'ai aimé les personnages, j'ai pu trouver qu'ils manquaient parfois de finesse, et auraient gagné à être plus approfondis. La narration par Claire, fluide et très agréable à lire, n'en reste pas moins très distancée des événements qu'elle vit, comme s'il y avait déjà un certain recul. Cela nous la rend par moment très impersonnelle, alors qu'elle a elle-même une forte personnalité (sans oublier son franc-parler et un légendaire mauvais caractère, le tout amenant à des scènes et des situations très drôles une fois qu'elle se retrouve catapultée en plein XVIIIème siècle, comme on l'imagine!). Aussi, je n'ai pas encore réussi à me forger un avis définitif sur son personnage : s'agit-il d'un manque de psychologie dans l'approche qu'en fait l'auteure ou bien, au contraire, d'un réel trait de caractère, notamment du à son expérience d'infirmière sur le front (on pourrait en effet penser que cela l'ait amené, par la suite, à prendre spontanément une certaine distance vis à vis des événements vécus). Intrigué, je poursuivrai les autres tomes, ne serait-ce que pour la voir évoluer.


  Un autre point qui m'a parfois fait tiquer, et que d'autres lecteurs ont pu reprocher à cet ouvrage : l'histoire d'amour entre Claire et Jamie, sujette à de nombreuses (très nombreuses) scènes de batifolage et passages parfois osés (TRES osés), feraient dangereusement lorgner ce livre du côté de la bonne vieille romance historique Harlequin... hum. Sans oublier les penchants très particulier du grand Méchant -Jack Randall- aux mœurs douteuses et même franchement scandaleuses quand elles tournent au sadisme, tout ça amène à des passages qui feraient rougir le Marquis de Sade lui-même. Mais bon, l'avantage du mélange des genres évoqué plus haut et du sérieux de la restitution historique, c'est que cet axe moins plaisant (pour moi, du moins), trouve à s'équilibrer avec d'autres aspects se situant plus dans mes centres d'intérêt.


  Riche et plein de rebondissement, Outlander méritait bien une série télévisée pour adapter avec la rigueur et l'amplitude nécessaires toute sa densité et ses multiples thèmes. Cette adaptation, aujourd'hui aussi célèbre que le roman, mérite qu'on y jette un œil. Mais je n'en dirai pas plus, me réservant pour un autre article qui lui sera consacré ...


  En bref : Best-seller qu'on ne présente plus, Outlander est à découvrir, que l'on soit familier ou pas de la série télévisée. Cette saga joue habilement de l'alternance entre les codes de la fiction fantastiques, d'aventure, romantique, et le roman historique, pour rassembler un public d'autant plus large. Un phénomène de librairie qui mérite son succès, à lire au son des cornemuses.



Et pour aller plus loin...

samedi 20 août 2016

Gourmandise littéraire : Terrine de crevettes en pot & omelette soufflée, par Maud Bailey.


  Vous souvenez-vous de Possession? Dans ce roman érudit et capiteux, A.S.Byatt nous raconte une véritable chasse au trésor littéraire dans le milieu universitaire anglais : Roland Mitchell, jeune chercheur spécialiste du grand poète victorien Randolph Ash, découvre par hasard une lettre inconnue de l'auteur, révélant une relation intime et jusque là inconnue avec l'une des plus grande femme de lettres de l'époque, Chrsitabelle Lamotte. Le jeune homme entre en contact avec Maud Bailey, spécialiste de l’œuvre de la poétesse, et part avec elle à la recherche du reste de la correspondance de Ash et de Lamotte, tous les deux hantés par cette idylle d'un autre âge.
  Si c'est au départ leur passion commune pour la recherche littéraire qui lie nos deux héros, il faut reconnaître que leurs débuts de relation ne sont pas des plus aisés. Parce que tous deux ont vécu des histoires d'amour complexes qui les ont profondément endurcis, ils sont sur la défensive, tout en rêvant secrètement d'un amour romanesque qu'on ne trouverait que dans la poésie.

  Aussi, lorsque Maud reçoit la visite de Roland pour la première fois, elle hésite longuement avant de l'inviter à dîner, le jeune homme ayant loupé son train de retour. Elle fait cependant l'effort de le recevoir chez elle, et lui cuisine alors un met des plus britanniques... Des Potted shrimps (Littéralement "crevettes en pot"). Ce n'est que le début de nombreuses références culinaires, qu' A.S.Byatt se plait à glisser ça et là, à grand renfort de détails alléchants dans tout son livre...

  Malheureusement, si la traduction française fait la part belle à l'écriture et la restitution du style volontairement victorien, les potted shrimps, dans le texte francophone, deviennent de tristes... "crevettes en boite"!


“Maud Bailey gave him potted shrimps, omelette and green salad, some Bleu de Bresse and a bowl of sharp apples. They talked about Tales for Innocents, which Maud said, were mostly rather frightening tales derived from Grimm and Tieck, with an emphasis on animals and insubordination.”

"Maud Bailey luit servit des crevettes en boîte cuisinées, une omelette et une salade verte, du bleu de Bresse et une coupe de pommes sures. Ils parlèrent des Contes pour les innocents, qui, selon Maud, étaient dans la majorité des contes assez effrayants adaptés de Grimm et de Tieck, et mettaient l'accent sur les animaux et l'insubordination."

Possession, A.S.Byatt, chapitre 4.

  La terrine de potted shrimps est un plat traditionnel du Lancashire, issu d'une mode culinaire de conservation au beurre qui était très courante dans les années 40. Le beurre, une fois clarifié, était versé sur les aliments (ici, les crevettes) préalablement cuisinés, faisant office d'opercule hermétique. En plus d'assurer la conservation, cette méthode permettait aussi de diffuser la saveur des épices cuisinées avec les crevettes, et ainsi leur donner un goût unique à la consommation.

  On mangeait habituellement ces crevettes tartinées sur des toasts ou du pain de campagne. Cependant, puisque Maud les sert ici avec une omelette, on peut imaginer qu'elle fait un mix entre la façon traditionnelle de consommer ces potted shrimps avec la recette de l'omelette aux crevettes. L'omelette aux crevettes telle qu'on la cuisine en Grande Bretagne est en fait une omelette soufflée, que l'on garnit de crevettes cuites et décortiquées avant de la replier et de la servir.
  Nul doute qu'associer ces deux recettes en proposant à vos invités de garnir une omelette soufflée de potted shrimps remportera un vif succès...

Ingrédients pour les potted shrimps (pour 8 petits pots ou terrines):
-300g de beurre salé,
-500g de crevettes grises (ou à défaut, de crevettes cocktail) cuites et décortiquées,
-noix de muscade,
-piment de Cayenne,
-un citron non traité,
-sel et poivre.

A vos tabliers!
- Clarifiez tout d'abord le beurre : Mettez-le à fondre à feu doux dans une casserole puis poursuivez la cuisson jusqu'à petite ébullition. Une écume blanchâtre que l'on surnomme "petit-lait" se forme à la surface : retirez ce premier dépôt à l'aide d'une cuillère puis laissez reposer le beurre avant de retirer le second dépôt qui se sera formé ensuite. Le beurre ainsi clarifié, versez-le dans un bocal. Réservez.
- Dans une jatte, mélangez les crevettes avec le zeste et le jus d'un citron, du sel, du poivre, une cuillère à café de muscade, et une pincée de piment de Cayenne en poudre.
- Répartissez dans huit petits ramequins, pots ou terrines individuelles. Tassez bien, puis versez sur le dessus un peu de beurre clarifié de façon à former une couche d'un bon cm d'épaisseur au moins. Placez les terrines au réfrigérateur pendant une heure : la pellicule de beurre se solidifiera et les crevettes pourront se conserver ainsi 4 à 5 jours.

Ingrédients pour l'omelette soufflée (pour 2 personnes):
-6 oeufs,
-fromage râpé,
-1/2 verre de lait,
-sel et poivre.

A vos tabliers!
-Séparer les blancs des jaunes. Battre les jaunes avec le lait, une poignée de fromage finement râpé, le sel et le poivre. Réservez.
-Montez les blancs en neige ferme puis les ajoutez au mélange précédent en les liant délicatement.
-Faire chauffer une poêle graissée sur feu moyen, versez y le mélange et laissez cuire pendant cinq minutes environ.
-Versez dans un plat le temps de graisser de nouveau la poêle si nécessaire, puis remettez-y l'omelette sur l'autre face pour cinq minutes de cuisson à nouveau.
-Une fois cuite, repliez l'omelette en deux (éventuellement garnie de quelques cuillères de potted shrimps) et servez sans attendre.

***

Ramequin à potted shrimps vintage, comme vous pourrez en
 trouver sur le net pour un effet délicieusement rétro à votre table.

  Dégustez en compagnie d'amis passionnés de littérature, tout en refaisant l'histoire des grandes œuvres avec eux et en rêvant d'amours romanesques.

mercredi 17 août 2016

Nous avons toujours vécu au château - Shirley Jackson

We have always lived in the Castle, Viking Press, 1962 - Nous avons toujours habité le château (trad. de Françoise Maleval), C.Bourgeois, 1971 - Editions 10/18, 1990, 2012 - Editions Pocket, 1999 - Nous avons toujours vécu au château (trad. de J.P.Gratias), Editions Rivages, 2012.

"Je m'appelle Mary Katherine Blackwood. J'ai dix-huit ans, et je vis avec ma soeur, Constance. J'ai souvent pensé qu'avec un peu de chance, j'aurais pu naître loup-garou, car à ma main droite comme à la gauche, l'index est aussi long que le majeur, mais j'ai dû me contenter de ce que j'avais. Je n'aime pas me laver, je n'aime pas les chiens, et je n'aime pas le bruit. J'aime bien ma soeur Constance, et Richard Plantegenêt, et l'amanite phalloïde, le champignon qu'on appelle le calice de la mort. Tous les autres membres de ma famille sont décédés."

Ainsi commence le chef-d'oeuvre de la romancière Shirley Jackson (1915-1965), également auteur de la célèbre nouvelle "La Loterie" et du roman Maison hantée, porté à l'écran par Robert Wise (La Maison du diable).

***

    Voilà longtemps déjà qu'on entend parler de ce roman, auquel nos lectures n'ont de cesse de faire référence. Nul doute qu'il nous fallait opérer un petit détour par ce classique de Shirley Jackson (1916-1965), autrice adulée par Stephen King (il tenait son roman The Haunting og Hill House comme LE roman de maison hantée par excellence) et Neil Gaiman (qui cite ce livre comme étant son favori). Cette nouvelle traduction était l'occasion de découvrir cet immanquable de la littérature gothique américaine.


    L'intrigue nous plonge dans la campagne américaine des années 1950. A l'écart d'un petit village isolé, aux habitants très "comme il faut", se tient l'imposant manoir des Blackwood, vestige d'une noblesse d'un autre âge. La bâtisse est encore habitée par les derniers membres de l'illustre famille : Mary Katherine (surnommée Merricat), la narratrice âgée de 18 ans, sa sœur aînée Constance, et leur vieil oncle Julian. Tous les trois sont les seuls rescapés d'un ultime repas à l'arsenic, qui a emporté tout le reste de la famille six ans plus tôt.
  Ce fait-divers dramatique aura coûté aux Blackwood leurs dernières parcelles de reconnaissance sociale : déjà peu appréciés parce que descendants d'une caste privilégiée, il ne manquait plus que cette sombre affaire pour se faire carrément détester. Aussi, les trois survivants vivent-ils plutôt reclus, sauf pour les courses hebdomadaires en ville.  L'occasion pour les  villageois d'afficher sans honte leur animosité à l'égard des Blackwood : sobriquets, chuchotements, moqueries... Mais à Blackwood Hall, l'étrange Merricat fait fi des racontars et entretient un quotidien empreint d'une étrange fantaisie, se complaisant dans une asociabilité baignée d'imaginaire. Jusqu'au jour où un lointain cousin frappe à la porte, animé d'intentions particulières. En lui ouvrant, Constance ne se doute pas, contrairement à Mary Katherine, qu'elle fait entrer le loup dans la bergerie. A partir de cet instant, les tensions qui planent depuis le décès de la famille six ans plus tôt vont s'intensifier jusqu'à leur explosion...

 
 "We have always lived in the castle",
mise en scène gourmande par le photographe Charles Roux.

    Véritable chef d’œuvre du gothique contemporain, Nous avons toujours vécu au château mérite sa popularité. La puissance de ce livre tient d'abord à sa narration, unique, par la jeune Mary Katherine. Bien qu'âgée de 18 ans, elle évolue dans un univers teinté de bizarrerie, où la pensée magique propre aux enfants est reine, le mot d'ordre d'un quotidien fantaisiste fait de paris avec le hasard. Qui, petit, n'a jamais considéré la route jusqu'à l'épicerie comme un jeu de l'oie ? Qui n'a jamais prédit de l'augure d'une journée sur ce qu'il adviendrait ou non le temps de compter jusqu'à trois ? Ou encore, qui n'a jamais fait d'un objet tout à fait banal un talisman porteur de chance? Voilà le monde de Mary Katherine, filtre par lequel le lecteur entre dans l'histoire, dont l'atmosphère frôle alors le fantastique sans jamais y sombrer


    Le ton, ironique, et le style, magnétique, instaurent très vite une ambiance macabre mêlée de chimères enfantines. En ressassant sempiternellement la mort (accidentelle?) de la famille à l'arsenic, appuyée du regard en coin des villageois et des rumeurs criminelles qui circulent encore six ans plus tard, Shirley Jackson créé un climat de folie morbide fascinante qui, par petites touches insidieuses disséminées au fil du quotidien domestique des Blackwood, monte crescendo au point de devenir totalement anxiogène.


    La qualité de ce roman n'est pas seulement liée au ton résolument gothique et à sa tension dramatique réussie. Shirley Jackson va beaucoup plus loin et nous sert une véritable réflexion, fine et tranchante sur la nature humaine. Car la fin, où explose l'animosité croissante des habitants de village contre les Blackwood au point de prendre la forme d'une chasse aux sorcières, vient questionner le potentiel de la haine dont nous sommes capables. A travers Nous avons toujours vécu au château, la romancière partage également ses propres phobies (elle finit sa vie agoraphobe) ainsi que la photographie d'une famille vivant sous cloche avec ses propres fantômes, et dont l'enfant devient le symptôme .

"Merricat, veux-tu du thé?"

En bref : Un conte gothique macabre et angoissant, au style impeccable et à la narration troublante. Un classique entre héritage et modernité qui mérite d'être redécouvert ; on le referme avec le sentiment d'être encore un peu à Blackwood Hall...
 

lundi 15 août 2016

Les rêves sont faits pour ça - Cynthia Swanson.

The bookseller, Harper publishing, 2015 - Editions Mosaïc (trad. de M.Beury), 2016. 

  Une nuit, Kitty rêve qu’elle se réveille dans une chambre inconnue. Auprès d’elle, un homme qu’elle ne connaît absolument pas mais qui l’appelle Katharyn, et deux petits enfants qui l’appellent maman mais dont elle ne peut être la mère. Puis la scène s’estompe, Kitty ouvre les yeux et reprend sa vie de célibataire amoureuse des livres et libraire à Denver. Mais le rêve revient. De plus en plus souvent. De plus en plus puissant…

  Face au miroir de cette autre vie imaginaire, Cynthia Swanson fait douter le lecteur.  Qui est vraiment son personnage ? Kitty, la jeune femme qui a fait le choix de se consacrer à sa passion des livres et n’a pas eu d’enfant, ou bien Katharyn, l’épouse comblée, son double onirique ? Au fil des pages, les frontières se brouillent. La résolution, en réorganisant les morceaux du miroir, laisse troublé, stupéfait et ému.

  Cynthia Swanson explore avec créativité les méandres de nos rêves, les raisons de nos choix et la profondeur de nos dénis. Un portrait de femme, et une évocation saturée d’élégance et de nostalgie de l’Amérique des années 1960. 

***

Denver, où se passe l'histoire, dans les années 60.

  Je dois l'avouer, c'est d'un œil suspicieux que j'ai regardé cet ouvrage lorsque les annonces de sa sortie ont commencé à circuler : un synopsis très alléchant et une couverture rétro à souhait, certes, mais ma dernière lecture chez Mosaïc (aussi la première, d'ailleurs), ne m'avait laissé qu'un goût mitigé (rappelez vous, c'était ICI.) Cela avait clairement confirmé que je n'étais pas le public visé. Ceci dit, lorsque Les rêves sont faits pour ça m'a été proposé en partenariat, toujours aussi titillé par l'étrange synopsis, j'ai décidé de tenter malgré tout la lecture...

 Couvertures de l'édition originale .

  Et que vous en dire, me demanderez-vous? Eh bien je vous dirai qu'il aurait été dommage de passer à côté, car la qualité de l'ouvrage dépasse de loin la sympathique mais simple fabulette que l'on s'imagine. C.Swanson, connue outre-Atlantique pour ses nouvelles, nous conte cette singulière histoire d'un style d'une grande élégance et qui sert tout particulièrement la psychologie intrinsèque de son roman. Car au-delà de l'univers des rêves, l'auteure nous offre un conte à la fois complexe et fascinant qui explore avec onirisme les méandres de l'inconscient humain. Avec subtilité, C.Swanson invite le lecteur à une véritable réflexion sur les conséquences de nos choix, mais aussi notre façon de vivre le déni et les actes manqués.


  "Cela semble idiot de le dire à haute voix,mais je veux être sûre que mon inconscient comprenne.je peux être sûre qu'il sache que je comprends. La vie parfaite n'existe pas.Elle n'est pas parfaite ici ,et elle n'est pas parfaite là-bas."

  De l'alternance des deux vies que l'héroïne vit et/ou rêve au fil de la lecture, s'instaure presque une angoisse croissante. On se perd nous aussi dans l’entrelacs de ces deux quotidiens dont la succession se fait de plus en plus régulière, au point de voir avec une pointe d'appréhension la vie du rêve prendre le pas sur la vie réelle... A moins que ce ne soit l'inverse? La tension dramatique monte en gradation tandis que l'on s'interroge et que l'on mène l'enquête avec l'héroïne, cherchant l'origine consciente ou inconsciente de sa deuxième vie onirique. Si on réalise rapidement qu'aucune des deux n'est parfaite, et que chacune a son lot d'événements heureux et de malheurs, on parvient à reconstituer les pièces du puzzle vers un dénouement tragique, logique, mais aussi très émouvant.



  Parallèlement à son intrigue, C.Swanson ajoute un décor qui fait toute la différence en situant son histoire dans les années soixante, dont elle est une grande spécialiste. Elle parvient ainsi à restituer les sixties en évitant les clichés trop faciles, mais en distillant au contraire avec subtilité les éléments qui nous plongent dans la réalité historique, culturelle et sociétale de cette décennie iconique, questionnant en même temps de la statut de la femme à cette époque. A la fois intelligent et esthétique, ce choix nous plonge dans un univers nostalgique dont on sort l’œil marqué de couleurs saturées et l'oreille résonnant de musiques pop grésillantes.

 "Au fil des ans,j'ai découvert peu à peu que le fait de ne pas être mariée me donne ,tout comme à Frieda,une liberté et une singularité que les femmes de notre âge ne possèdent pas. Un peu comme un collier original qui attirerait l'œil dans la vitrine d'un bijoutier,avec ses perles multicolores ."


En bref : Un récit d'une grande élégance, onirique et profondément psychologique. L'atmosphère rétro des années soixante apporte une réelle aura à cette histoire, d'une grande originalité et à la mélancolie douce-amère. Une réussite à découvrir, un roman qui nous déstabilise avec grâce. 

Un grand Merci à L&Pconseils et Mosaïc pour cette découverte.