mardi 28 novembre 2023

Le petit vampire déménage - Angela Sommer-Bodenburg.

Der Kleine vapir zieht um
, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1979 - Editions Hachette, coll. Bibliothèque Rose (trad. d'A.Royer), 1982, 1990.

    Une vague lueur crépusculaire tombait des soupiraux du garage. Anton finit par distinguer deux silhouettes enveloppées dans une cape et aux visages blancs comme de la craie. Des vampires ! Il reconnut son ami Rüdiger, le plus maigrelet des deux.
"Rüdiger ? demanda Anton, vaguement inquiet.
— Oui... Viens t'asseoir à côté de nous sur le cercueil !"
    Cette grande caisse était donc un cercueil !
    Un horrible soupçon traversa l'esprit d'Anton. Il avait lu des histoires de gens en bonne santé devenus vampires tout à coup...
"Voilà, dit Rüdiger, gêné. Je suis interdit de caveau. Je viens loger chez toi."
    Un hôte bien encombrant pour Anton ! Comment cacher la chose aux parents ?

***

    Il y a quelques années, on découvrait cette pépite aujourd'hui (malheureusement) tombée dans l'oubli – sauf bien sûr pour celles et ceux qui l'ont connue il y a de cela quelques décennies. Peu rééditée, la série du Petit Vampire d'Angela Sommer-Bodenburg (à ne pas confondre avec la BD de Joann Sfar), c'est un bonbon au goût d'antan, et ce alors qu'elle n'a pas pris une ride. Encore très populaire en Allemagne, Le petit vampire est notamment connu dans le reste du monde par les adaptations télévisées puis surtout les adaptations cinématographiques qui ont vu le jour. Après avoir savouré le premier tome il y a de cela déjà dix ans, on vous parle aujourd'hui du second opus de cette série devenue aussi rarissime que cultissime.
 

    Anton est devenu ami avec Rüdiger, un vampire. Un vrai de vrai. Évidemment, ses parents, deux adultes très "comme il faut" (c'est à dire très terre à terre), ne sont pas au courant. S'ils l'apprenaient, ils préféreraient voir là une élucubration inspirée par les lectures horrifiques de leur fils, qui aime dévorer pendant de longues heures des romans mettant en scène monstres et créatures. Mais les deux mondes risquent une confrontation de taille lorsque Rüdiger s'installe avec son cercueil, sa brosse à dents et son oreiller dans la cave d'Anton ! Expulsé de son caveau familial parce qu'il fréquente trop les humains, le petit vampire n'a eu d'autre choix que de se réfugier ici. Combien de temps durera la sentence ? Comment tenir les parents d'Anton éloignés de la cave ? Le pauvre garçon n'est pas au bout de ses peines, d'autant que Tante Dorothée, vampire sanguinaire à l'origine de la terrible sanction, sait où il vit, et ne serait certainement pas contre se repaitre de son sang...
 

 
    La lecture de ce deuxième tome a renforcé notre affection pour les protagonistes imaginés par Angela Sommer-Bodenburg, de même qu'elle a confirmé notre intérêt pour cette série pleine de charme. Le jeune lecteur se reconnaîtra à travers le personnage d'Anton et frissonnera à ses côtés dans ses différentes mésaventures : au bal des vampires où il devra se faire passer pour l'un d'entre-eux, ou lors de ses promenades nocturnes au cimetière, où il faudra éviter de se faire capturer par Tante Dorothée. Comme le jeune héros, on se laisse totalement gagner par la panique à l'idée que quelqu'un tombe sur le cercueil dissimulé à la cave et on partage sa joie à chaque nouvelle stratégie qui s'avère victorieuse.
 

    On rit des situations cocasses dans lesquelles le petit vampire entraîne son ami, ainsi que de l'écart – disons culturel – qui les sépare l'un et l'autre et qui est souvent la source de quiproquos et de rebondissements. Mais on est aussi touché par le personnage d'Anna, petite sœur de Rüdiger, qui ne laisse d'ailleurs pas Anton insensible et qui rêverait très certainement d'être humaine tout comme lui. Les chapitres qui la mettent en scène donnent ainsi à voir des passages particulièrement émouvants.
 

    L'édition française de ce deuxième titre est toujours illustrée par Denise et Claude Millet, également connus pour leur travaux pour la revue Astrapi. Leur univers visuel, aussi simple qu'identifiable, donne vie au monde du petit vampire avec son charme suranné au goût de madeleine de Proust. Alors que la littérature enfantine a continué de mettre en scène l'archétype du gentil vampire à travers de nouvelles séries qui n'ont jamais réinventé le concept, on regrette vivement la disparition de celui-là, probablement premier modèle du genre.

 
En bref : Oubliez toutes les séries et les sagas de littérature enfantine mettant en scène de gentils petits vampires : Salut les vampires, Amelia Fang, Globuline, Isadora Moon et leurs autres sosies. Le petit vampire d'Angela Sommer-Bodenburg reste probablement leur inspiration première. La lecture de ce second tome confirme que le personnage conserve toute sa légitimité et sa place aux côtés de ses nombreux successeurs, faisant ainsi regretter l'absence de réédition de cette série pleine de charme.
 
 

dimanche 26 novembre 2023

Le livre perdu des sortilèges (saison 3) - une série de J. Donoughue & D. Gardner-Paterson d'après les romans de Deborah Harkness.

 

Le livre perdu des sortilèges

(A discovery of witches)

- saison 3 -

Une série de Jamie Donoughue et Debs Gardner-Paterson d'après le troisième tome de la trilogie All Souls, de Deborah Harkness

Avec Teresa Palmer, Matthew Goode, Malin Buska, Owen Teale, Alex Kingston, Lindsay Duncan, Edward Bluemel, Toby Regbo...
 

Date de diffusion originale : 7 janvier 2022 sur Sky Max
Date de diffusion française : 14 février 2022 sur Syfy
Sortie dvd française : 6 juillet 2022 (chez Koba Films)
 
 
    Matthew et Diana doivent retrouver les pages manquantes du Livre de la Vie et le Livre lui-même avant qu'il ne soit trop tard. Leurs ennemis se préparent à les attaquer, et un monstre du passé de Matthew, qui était à l'affût, revient pour se venger. il semble que la guerre entre les vampires, les sorcières et les démons soit inévitable.

***

    Toutes les bonnes choses ont une fin. Terminer la trilogie littéraire de Deborah Harkness avait déjà été, à l'époque, un deuil livresque conséquent. Retrouver le plaisir de se promener dans son univers grâce à cette très bonne adaptation devait aussi nous mener (fatalement) à sa conclusion. Fidèlement aux deux premières saisons qui transposaient à l'écran les premier et deuxième tomes, cette ultime salve d'épisodes raconte ici les événements du troisième et dernier opus.

Trailer VF de la troisième saison.

    Probablement n'est-on plus objectif à ce stade, mais vous ne serez certainement pas surpris d'apprendre qu'on trouve en cette troisième saison une nouvelle preuve que l'adaptation télévisée de la saga est tout particulièrement réussie. Et pourtant, tout comme avant d'entamer le roman Le nœud de la sorcière, il est difficile d'envisager mieux que l'arc narratif se déroulant au XVIème siècle : le retour à notre époque aurait pu se révéler furieusement ennuyeux, mais la réalisation parvient à retranscrire la magie du final créé par Deborah Harkness. Quant à la magie du XVIème siècle, elle n'est jamais très loin puisqu'on retrouve tout comme dans le livre de nombreux personnages rencontrés à l'époque élisabéthaine.
 

    Parmi ceux-là, le mystérieux (mais non moins sympathique, du moins dans sa version télévisée) Père Hubbard (charismatique Paul Rhys) et le chaleureux Gallowglass (Steven Cree), qui a troqué les fraises à dentelles et les culottes contre le blouson de cuir et les boots. Mais le personnage qu'on est certainement très ému de retrouver, c'est celui de Jack, adopté par Diana et Matthew dans la saison précédente. Devenu jeune adulte (et vampire), il est interprété par l'impeccable Toby Regbo (vu dans Reign), qui prête ses traits angéliques et sa candeur naturelle à la fragilité et à la douceur du personnage. Ce choix de casting très judicieux est certainement l'un des meilleurs de toute la série et le jeune comédien touche profondément les téléspectateurs.
 
Toby Regbo, excellent Jack.
 

    Du côté des habitués, on retrouve bien évidemment le noyau dur du casting : Matthew Goode et Teresa Palmer sont toujours parfaits, avec une mention particulière pour cette dernière qui, de saison en saison, au fil de l'évolution de son personnage, crève chaque fois un peu plus l'écran. Elle est ici la véritable héroïne de la saison (si ce n'est de la série entière), celle par qui la résolution arrive (tant dans ses aspects magiques que politiques). On notera cependant un remplacement qu'il était difficile de ne pas remarquer : le recast de Baldwin, jouer ici par Peter McDonald, qui prend la relève de Tristan Gravelle. Les deux acteurs étant physiquement très différents l'un de l'autre, il faut un certain temps pour s'habituer à ce changement de taille.
 

    En parlant de changements, bien qu'elle reste globalement fidèle à la trame de Deborah Harkness, cette troisième saison n'échappe pas à son lot de libertés par rapport au matériau d'origine. Pour tout ce qui est des personnages, justement, si de nombreux protagonistes font leur apparition, le scénario n'invite pas à l'écran tous les de Clairmont du livre. A la place, la série préfère accorder du temps à l'écran aux personnages secondaires qu'elle avait décidé de développer davantage depuis la saison 1, notamment Domenico, Gerbert, ou encore Satu. Ce choix influe évidemment sur le sort de certaines scènes, qui s'en trouvent modifiées (le combat final contre Peter Knox, par exemple, devient un combat contre Satu). Si cela fonctionne, il reste que certains arcs narratifs propres à la série sont moins bien maîtrisés ou laissent un goût d'inachevé (Quid de la prophétie de Meridiana, tout juste exploitée ici, par exemple ?). On regrette également l'absence du familier de Diana, pourtant introduit avec style à la saison précédente (bien que de vouivre dans le livre, elle ait été reléguée à simple "dragon de feu" à l'écran) ou que les scènes de lutte et d'affrontement, qui se faisaient attendre comme de véritables apothéoses, soient finalement expédiées en quelques secondes à peine
 

    Malgré cela, la très belle mise en scène vient compenser ces quelques écarts, notamment dans la mise en image des sortilèges jetés par Diana : le sort d'enchaînement, mais surtout le sort de localisation, où du sel de mer est habilement (et fort esthétiquement) utilisé pour jouer les GPS (la scène ne se raconte pas, elle se regarde!). Visuellement, la série reste aussi une réussite dès lors qu'elle joue la carte des reconstitutions pour nous faire voyager : après la France et les États-Unis, on nous emmène cette fois en Nouvelle-Orléans... sans quitter l'Angleterre ! En effet, précisons que depuis la première saison, à l'exception de quelques prises de vue en Italie, la quasi intégralité des pays étrangers a été reproduite sur les terres britanniques. Le résultat est criant de réalisme et donne le sentiment d'un vrai dépaysement.
 

    C'est donc peu dire qu'on prend une fois encore un réel plaisir devant le petit écran, jusqu'aux ultimes images, aussi belles que touchantes, alors que la voix de Matthew récite le texte sur lequel s'était ouverte la première saison. "Chaque fin est un nouveau commencement", nous rappelle-t-on alors.
 

En bref : Si le sentiment d'apothéose est moins présent à l'écran qu'à l'écrit, cette troisième et ultime saison parvient cependant à nous convaincre jusque dans ses ultimes minutes. La casting et la mises en scène, impeccables, nous transportent le temps de ces sept (petits) épisodes entre magie, histoire et ésotérisme fidèlement adaptés du troisième opus de la saga de Deborah Harkness. Aucun doute que cet univers va nous manquer...




Et pour aller plus loin... 

mercredi 22 novembre 2023

Les filles qui ne mouraient pas - Kiran Millwood Hargrave.

The Deathless Girls
, Hodder & Stoughton, 2019 - Éditions Michel Lafon (trad. d'A. Delcourt), 2021 - Michel Lafon Poche, 2022.
 
 
    Le jour de leurs prédictions, Lil et sa sœur jumelle Kizzy sont arrachées à leur communauté de Voyageurs et réduites à l'esclavage par le cruel seigneur Valcar. Forcée à travailler dans les cuisines du château, Lil trouve du réconfort auprès de la douce Mira, esclave comme elle. Elle découvre aussi l'existence du Dragon, créature terrifiante à laquelle des jeunes filles sont offertes en sacrifice. Quand arrive le tour de Kizzy, Lil est prête à tout pour sauver sa sœur. Mais elle ignore que ce qu'elle va découvrir surpasse... 
 
 
***
 
 
     Kiran Millwood Hargrave, nous l'avons découverte il y a trois ans avec son roman jeunesse Un hiver sans fin, superbe conte hivernal qui n'était pas sans évoquer La Reine des Neiges d'Andersen (et non son adaptation extrêmement libre par Disney), le tout dans un décor aux accents slaves, où venaient résonner de nombreuses inspirations, aussi bien culturelles que mythologiques. Véritable coup de cœur, ce précédent titre avait éveillé notre curiosité et on avait pu découvrir que, loin de se contenter de littérature enfantine, l'autrice écrivait aussi pour les jeunes adultes (La fille d'encre et d'étoiles) et les adultes (Les Graciées, applaudi par la critique, ou plus récemment La danse des damnés).
 

    Jumelles vivant au sein d'une communauté itinérante dans les forêts d'Europe centrale, Lil et Kizzy se préparent à célébrer leur dix-septième anniversaire, âge auquel elles recevront leur prédiction. La veille de l'événement, leur village est attaqué et les deux adolescentes sont kidnappées, ainsi qu'un certain nombre de jeunes gens de leur clan, par les soldats du seigneur local afin d'être réduits en esclavage. Dotée d'un caractère bien trempé, la belle Kizzy n'hésite pas à s'opposer à leurs geôliers. Plus discrète et plus commune, sa sœur Lil tente par tous les moyens de faire profil bas, honteuse de ne pas être digne de son aînée. Transformées en servantes, elle craignent cependant plus que la captivité : régulièrement, de jeunes filles sont cédées en offrande au Dragon, un seigneur des Carpates dont le pouvoir s'étend chaque jour un peu plus, et à propos duquel les rumeurs les plus étranges circulent dans la région. Lorsque Kizzy est enlevée pour lui être remise, Lil et quelques amis s'enfuient à travers le pays pour la sauver. Mais si la nuit leur permet de se cacher plus aisément des éventuels poursuivants, elle est aussi le terrain de chasse de créatures bien plus terribles...
 

    Avec Les filles qui ne mourraient pas, publié en VO en 2019 et dans l'Hexagone en 2020, Kiran Millwood Hargrave fait son entrée dans la collection "Bellatrix", portée par les éditions Hodder & Stoughton, dont l'ambition et de donner la voix à des personnages féminins forts, à destination d'un lectorat Young Adult. Travail de commande adressé directement par l'éditrice à l'autrice, cette dernière a cependant bénéficié d'une grande liberté : la seule consigne (plutôt une suggestion, d'ailleurs) était de s'appuyer sur un texte classique. La figure du vampire est alors rapidement venue à Kiran Millwood Hargrave comme étant particulièrement symptomatique de la victimisation des femmes à travers l'histoire : mythe mouvant au fil des auteurs et des réécritures, ce monstre était devenu pour elle le symbole de la sexualité névrotique du siècle victorien. Le choix de l'autrice s'est donc assez rapidement porté sur Dracula et sur les mystérieuses, secrètes et tout aussi terrifiantes "sœurs de l'ombre", c'est à dire les trois maîtresses du comte, que Jonathan Harker rencontre pendant sa séquestration au château.
 
 
    "Encore une réécriture de Dracula ?", nous direz-vous (et qui plus est une réécriture qui se veut féministe). Si le projet semble vendre peu d'originalité et s'appuyer surtout sur des concepts séduisants mais peut-être un peu faciles, Kiran Millwood Hargrave nous offre ici bien davantage qu'une image de papier glacé. En écrivant sur les Dracula's brides, elle se penche tout d'abord sur des personnages peu exploités au fil des (nombreuses) réécritures du mythe. On ne compte plus le nombre de journaux intimes prétendument réinventés de Mina Harker, dont l'aura a éclipsé les autres figures féminines du roman, y compris ces trois vampiresses pourtant tout aussi magnétiques qu'intrigantes. "Deux brunes et une blonde" nous dit le texte de Stoker, les deux brunes ayant "le nez aquilin". De leur relation à Dracula, on retient une dispute, entendue par Johathan Harker alors qu'il ère dans le château du comte pendant la nuit, et qui vient questionner la capacité à aimer du vampire. Pour le reste, ces trois créatures, qui forment ensemble une sorte d'entité unique, sont des séductrices fatales à qui on prête finalement peu d'intérêt (Stoker le premier) au-delà de leur rôle de corruptrice. 
 
La superbe édition originale reliée, aux motifs vénéneux inspirés de W. Morris.
 
    Kiran Millwood Hargrave prête sa plume et son talent pour raconter l'envers du décor, imaginer la vérité de ces femmes. Ce qu'il y a probablement de plus intéressant dans Les filles qui ne mourraient pas, c'est que le lecteur qui n'est pas informé de la filiation du texte avec Dracula mettra de nombreuses pages avant de faire totalement le lien avec l'oeuvre de Stoker. C'est probablement cette prise de distance qui permet à l'autrice de s'approprier totalement le sujet et d'en faire un récit tout à fait fonctionnel indépendamment du célèbre roman. En puisant dans le mythe qui s'est construit autour de la figure terrifiante de Vlad l'empaleur, elle reconstitue une époque et un pays dans un ancrage extrêmement réaliste, lequel donne une réelle densité à son texte.
 

    L'écriture de Kiran Millwood Hargrave est sensorielle, voire charnelle par moment, particulièrement évocatrice. Son sens incroyable du style et de la métaphore, déjà remarqué dans Un hiver sans fin, capture les émotions comme les instants de vie avec une poésie douce-amère qui ne peut que toucher le lecteur. Sa plume participe à rendre les personnages réels, palpables, dans leurs qualités comme dans leurs imperfections. L'attachement qui les lie, leurs ambivalences comme leur attraction sont retranscrites avec une précision chirurgicale qui dépasse de loin ce qu'on a trop l'habitude de voir en littérature young adult. Leur psychologie, finement travaillée et restituée, permet de les voir évoluer au cours de cette quête aux allures de tragédie épique particulièrement bien menée, et ce malgré quelques précipitations dans le dernier quart du roman.
 

En bref : Bien plus qu'une simple réécriture de Dracula, Les filles qui ne mourraient pas propose de raconter le périple de personnages extrêmement anecdotiques (mais non moins charismatiques) dans l'oeuvre originale de Stoker, en leur donnant ici une place centrale. Si ce choix permet à l'autrice de se distancer du célèbre roman pour ne pas rester dans l'ombre de l'auguste écrivain et de raconter sa propre histoire, son talent de conteuse et son don pour l'évocation font de ce livre un récit puissant qui a son intérêt propre. Avec ces deux héroïnes, on voyage et on frissonne, on s'émeut comme on palpite. Le roman de Kiran Millwood Hargrave, dense et profond comme une grande tragédie classique, force l'admiration.
 
 
 
 
Et pour aller plus loin...
 

dimanche 19 novembre 2023

Le livre perdu des sortilèges (saison 2) - Une série de J. Donoughue & D. Gardner-Paterson d'après les romans de Deborah Harkness.

Le livre perdu des sortilèges

(A discovery of witches)

- saison 2 -

Une série de Jamie Donoughue et Debs Gardner-Paterson d'après le second tome de la trilogie All Souls, de Deborah Harkness

Avec Teresa Palmer, Matthew Goode, Malin Buska, Owen Teale, Alex Kingston, Lindsay Duncan, Edward Bluemel...
 

Date de diffusion originale : 8 janvier 2021 sur Sky One
Date de diffusion française : 4 mars 2021 sur Syfy
Sortie dvd française : 7 juillet 2021 (chez Koba Films)
 
 
    Diana Bishop, jeune historienne issue d'une puissante lignée de sorcières, et le vampire Matthew Clairmont ont brisé le pacte qui leur interdisait de s'aimer. Déterminés à percer le mystère du Livre de la Vie et à échapper à la Congrégation, Diana et Matthew fuient dans le Londres du XVIème siècle...
 
***
 

     Après avoir présenté il y a peu la saison 1 adaptée de la saga de Deborah Karkness, nous vous proposons de découvrir la suite de la série, transposition du deuxième tome de la trilogie All Souls, L'école de la Nuit. A sa publication il y a maintenant plus de dix ans, on avait été tout particulièrement emballé par la richesse de l'intrigue qui, sans qu'on l'ait vu venir, nous proposait un voyage dans le temps à l'époque de l'Angleterre élisabéthaine. Une fois encore, la dimension historique, maîtrisée d'un bout à l'autre par l'autrice, s'était avérée extrêmement convaincante. 
 
Trailer de la saison 2
 
     Pour la série, cette seconde saison représente en cela un challenge conséquent : l'intrigue basculant de la fantasy urbaine à la fantasy historique, l'adaptation se trouve contrainte de s'approprier tous les codes du costume drama. La période élisabéthaine a en outre été l'objet de nombreuses transpositions sur le grand et le petit écrans britanniques, aussi certaines personnalités politiques et/ou aristocratiques du cercle royal sont connues des potentiels téléspectateurs et risquent gros au jeu des comparaisons. Véritable défi en termes de réalisation et de reconstitution, cette nouvelle salve d'épisodes au changement complet de paradigme l'est donc aussi du point de vue de l'interprétation.
 

    On vous rassure d'emblée : le résultat est à la hauteur de l'attente (deux ans séparent la diffusion de la première et de la deuxième saison). Si la dimension historique était moins présente dans la saison précédente, le cadre spatio-temporel de celle-ci permet mieux que jamais de rappeler l'origine des romans de Deborah Harkness et l'inspiration soufflée par la Renaissance anglaise. Dès les premiers épisodes, on est littéralement subjugué par la beauté des décors : le Londres élisabéthain, reconstitué autour d'un manoir du XVIème siècle perdu en pleine campagne britannique, est criant de réalisme. Maisons biscornues à colombages, ruelles étroites pavées, enseignes par centaines... l'ambiance de fourmilière est là également et rappelle le caractère furieusement cosmopolite de l'Albion. Pour les intérieurs, on alterne entre des décors reconstitués en studio et de réels édifices religieux d'époque, dont les voutes et les pilastres apportent tous le cachet qu'on imagine au château de Whitehall ou à l'asile de Bedlam.
 


    Changement d'espace-temps oblige, on accueille de nouvelles têtes au casting. Parmi celles-ci, comme évoqué plus haut, de nombreux personnages historiques : Christopher Marlow (Tom Hugues), William Cecil (Adrian Rowlins), Rodolphe II (Michael Jibson), ou encore, the last but not the least, Elizabeth I (Barbara Marten). Si cette dernière met peut-être plus de temps à convaincre que les autres dans son rôle, c'est aussi parce que, jouée de multiples fois à l'écran, il est difficile aujourd'hui d'imaginer la célèbre reine Glorianna sous d'autres visages que ceux de Cate Blanchett ou Helen Mirren. Les ultimes scènes aux côtés de Matthew Goode nous la montrent dans toute sa complexité et ses contrastes, lui donnant alors toute sa légitimité pour ce rôle. Parmi les personnages fictifs, la talentueuse sorcière Goody Alsop est interprétée par la tout aussi talentueuse comédienne Sheila Hancock ; peu connue de ce côté-ci de la Manche, cette actrice très célèbre au théâtre anglais livre une prestation profonde, touchante et pleine de sagesse.


    Contrairement au roman qui se déroule essentiellement au XVIème siècle (et n'offre que quelques scènes à notre époque), la série propose une alternance entre les deux temporalités, ce qui nous permet de découvrir davantage les Bishop et les de Clairmont et d'approfondir certains éléments survolés par le livre : la cohabitation des tantes de Diana avec Ysabeau, la rencontre et les premiers temps de la relation entre Marcus et Phoebe, mais aussi l'introduction anticipée de Benjamin (annoncée dès la première saison alors que le personnage n'apparait réellement que dans le troisième opus). Ces scènes inédites nous permettent de les appréhender en dehors de leur relation à Diana ou Matthew, dont ils apparaissent ici moins comme les faire-valoir. On apprécie suivre Marcus (Edward Bluemel) dans son quotidien londonien et de le voir prendre la tête de l'Ordre de Saint Lazare (avec tout le tempérament révolutionnaire digne de son ascendance américaine), et on est ému de voir le visage d'Ysabeau (toujours aussi géniale Lindsay Duncan) s'adoucir tandis que le château de Sept Tours reprend vie sous l'effet de ses nombreux occupants.
 

    Teresa Palmer, qui laissait deviner son potentiel dans la première saison, se révèle ici tout-à-fait lumineuse en digne héritière de la déesse Diane. Elle prête son énergie au personnage, qui se dévoile à chaque épisode un peu plus fort et combatif tandis qu'elle apprend l'art ancien de la magie. Matthew Goode donne quant à lui à voir son rôle sous un nouveau jour, celui de la fureur sanguinaire (qui était également révélée dans le second tome) : là où de nombreux acteurs auraient semblé ridicules ou auraient rejoué ce qui a déjà été vu et revu en matière d'interprétation de vampire, il parvient à se montrer particulièrement convaincant, son visage et son regard se déformant presque sous la fureur.
 


    Fidèle aux huit premiers épisodes, cette seconde saison conserve le rythme initié depuis le début de la série, bien que cela amène le scénario à réagencer différemment l'ordre des péripéties ou modifier certains éléments. Au lieu de résider dans la demeure oxfordienne de Matthew, Diana et lui-même habitent tout du long en plein cœur de Londres, ce qui favorise la proximité avec les autres personnages et notamment les personnages politiques (Elizabeth I, le père Hubbard, etc.). Plusieurs personnages historiques secondaires sont supprimés (ou, du moins, ne font qu'un bref passage), si bien que la fameuse "École de la Nuit", assez importante pour donner son titre au livre en VF, n'est que peu représentée ou nommée à l'écran. Probablement pour des questions de reconstitution, Matthew et Diana ne vont pas à Prague comme dans le livre, mais rencontrent Rodolphe II en pleine campagne, dans un de ses pavillons de villégiature. Les voyages, d'ailleurs, semblent se faire plus vite et, en effet, le scénario accélère les transits entre Angleterre, France et Bohème pour ne pas perdre en cadence.
 
 
    Cette seconde saison doit aussi sa somptuosité à la beauté des costumes de Sarah Arthur (également designer pour Sherlock et The sandman), très représentatifs de la Renaissance, à la toujours sublime musique de Rob Lane, et à une mise en scène sensible et poétique, à l'image des fils de tisseuse qui apparaissent subtilement à l'écran lors des leçons de magie de Diana. La réalisation, tout comme l'extrême réalisme des ouvrages de Deborah Harkness en dépit de leur registre imaginaire, a donc trouvé où placer le curseur de la fantasy au sein d'un écrin furieusement crédible.
 
Générique de la saison 2.
 

En bref : Entre reconstitution historique et imaginaire, cette seconde saison du Livre perdu des sortilèges adaptée de la trilogie de Deborah Harkness s'impose comme une fiction audacieuse et originale qui tient autant du costume drama que de la fantasy. On se laisse immerger avec délice dans le Londres élisabéthain aux côtés de Matthew et Diana, entre manigances politiques et secrets d’alcôve, mythes alchimiques et énigme historique. Les décors, superbes, sont mis en valeur par une mise en scène subtile, mais très efficace. Comme la première, cette deuxième saison se termine de telle sorte qu'on ne peut qu'avoir hâte de voir la suivante !
 
 
 
 
 
Et pour aller plus loin... 

vendredi 17 novembre 2023

Des animaux, des fantômes et des hommes - entretien avec Joan Mickelson.

 

    Il y a peu de temps, nous avons partagé avec vous notre avis sur Sauvage, premier roman de l'Américaine Joan Mickelson. Cette lecture, aussi sensible que surprenante, très certainement l'une des plus belles de l'année, nous convie à nous confronter à la fois aux parts archaïque et poétique qui sommeillent en chacun de nous. Ce livre d'une audace et d'une inventivité folle, qui résonne longtemps dans le cœur et le corps des lecteurs après l'avoir refermé, avait aussi laissé germer en nous de nombreuses questions face aux multiples références et idées travaillées et magnifiées par l'autrice. Questions que nous avons eu la chance de lui poser et auxquelles elle a accepté de répondre avec ce mélange de sincérité et de mystère si cher à son écriture.
 
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Pedro Pan Rabbit : Votre roman est d'un bout à l'autre porté par des voix qui se font l'écho de mythes et de croyances, lesquels nous semblent anciens, archaïques, séculaires... avez-vous puisé dans une mythologie ou des légendes propres à la région des Catskills les fondations de ce récit ? D'où vous est venue l'inspiration ?

 

Joan Mickelson : J'ai tout de suite pensé aux Lëni-Lënape, une vraie tribu locale. J’ai puisé en partie dans leurs légendes, mais en partie seulement : rien n’est repris « tel quel ». Les Catskills me nourrissent. Elles sont mon pays ; elles sont aussi celui de Rip Van Winkle, des sorcières, des ours et des loups de l’Est, qui subsistent désormais à l’état de fantômes. Que dire d’autre ? Je rêve fort, comme certains mangent férocement ou font l’amour avec fougue. Je crois que l’inspiration s’offre à tout le monde, en vérité, c’est une question de présence. Il suffit parfois d’écouter le vent, de suivre des traces sur un sentier de forêt. Je dois dire par ailleurs que je travaille dans une petite bibliothèque, un endroit que j'adore et qui est comme un refuge pour moi. Un livre tombe, je le ramasse, je l’ouvre, et “pourquoi” est la question qui tombe de mes lèvres. Louise Erdrich décrit bien, dans son dernier roman, ce qui peut se passer dans un endroit colonisé par les livres.

 


PPR : Cette voix, dont nous parlions à l'instant, énumère dans la partie "Elle" une série d'anecdotes étranges, de légendes urbaines et de faits divers mystérieux. Cette liste, qui couvre plus de deux doubles pages, résonne fortement chez les lecteurs, au point qu'il nous semble déjà avoir entendu parler de l'une ou l'autre de ces histoires et que leur simple évocation suffit à nous faire frissonner. Elles touchent au cœur autant qu'au corps, semblent faire remonter "quelque chose" des profondeurs. Avez-vous inventé ces anecdotes ? Comment s'est imposé ce passage dans l'écriture, probablement l'un des plus fort du livre à notre sens ?

 

JM : La plupart de ces anecdotes sont effectivement inventées, mais pas toutes. Certaines ressemblent à des histoires que racontait à mon père ma grand-mère paternelle, et que mon père m’a racontées à mon tour. D’autres sont inspirées de faits divers locaux. Il faut savoir que les Catskills sont une région à part, qui vit dans son propre espace-temps, surtout en hiver.

 

PPR : Ce passage nous a également beaucoup fait penser à certains éléments du roman Pique-Nique à Hanging Rock, de Joan Lindsay, de même que la thématique de l'humain et de l'animal. Cette dualité est aussi questionnée dans le recueil de contes La compagnie des loups, d'Angela Carter. S'agit-il de lectures que vous connaissez et qui, peut-être, vous ont inspirée ?

 

JM : Je connais et aime beaucoup Angela Carter. Pique-Nique à Hanging Rock (le livre) est une œuvre également familière. Le film aussi m’a touchée. Cela fait peut-être partie de mes références inconscientes ; ceci dit, j’essaie, quand j’écris, de ne pas me laisser parasiter par les voix d'autres auteurs. J’écarte les romans trop intenses, je chasse les spectres, les farfadets, j’ouvre les fenêtres afin de les laisser partir. J’ai, d’autre part, mes petits rituels, j’en appelle à la lune, je marche pieds nus dans la rosée. Il y a souvent de la musique. Parfois je m’assieds seulement, et j’attends. Cela peut suffire. La bizarrerie ne me fait pas peur.

 


PPR :  Vous évoquez des influences inconscientes : peut-on parler, en lien avec nos précédentes questions, d'un imaginaire ou d'un inconscient collectif ? Il semble que votre récit s'empare de nombreuses influences et références et toutes d'horizons multiples, mais qui semblent en même temps résonner chez tous les lecteurs.

 

JM : Les animaux sont très importants pour moi. L’homme, le chien, le renard, le loup… Je crois, pour répondre à votre question précédente, qu’il existe une filiation entre ces êtres, une communauté de sentiments, d’affects. La fidélité, la ruse, la peur : nous sommes tissés de cela, il ne faudrait pas grand-chose pour que nous retournions nous blottir sous les souches. Notez que j’aurais pu écrire aussi sur les ours, les serpents, les corbeaux ; mais cela aurait donné un livre bien différent. A un autre niveau, du côté européen de ma psyché, on peut aussi évoquer l’imaginaire des contes de fées : un château, une mère disparue, un père aimant mais mélancolique, un envahisseur, l’écroulement d’un monde…

 

 

PPR : Vous savez aussi nous prendre par surprise et entremêler les registres : dans ce centre de soins aux allures de manoir gothique, on croise le fantôme inattendu de Zelda Fitzgerald ! Comment s'est-elle invitée dans cette histoire ?

 

JM : Zelda a réellement été internée dans le centre que j’évoque, la Craig House. Or c’est un endroit que j’ai visité, il y a longtemps. Je crois que j’avais besoin que cette maison se trouve dans le livre, et j’avais besoin que Zelda soit présente aussi, pour des raisons personnelles, intimes.

 


PPR : Dans votre biographie telle que présentée dans le communiqué de presse du livre à sa sortie, vous parlez de votre goût pour les Sœurs Brontë et Shirley Jackson (qui sont des autrices très importantes chez Books, Tea Time & Sweet Apple Pie), des grands noms du gothique chez qui les fantômes ont une place prépondérantes (qu'ils soient réels ou métaphoriques). Vous-même avez plusieurs fois évoqué spectres et fantômes dans cet entretien. Quelle place occupe la figure du fantôme dans votre imaginaire ?

 

JM : Une place essentielle. Je termine actuellement l’écriture d’un livre qui parlera des sœurs Brontë. Et de fantômes, évidemment. Quant à La Maison hantée de Shirley Jackson, je ne sais même pas quoi dire. C’est un livre qui résonne profondément en moi, que je prends très au sérieux. J’ai moi-même vécu dans une demeure « habitée », pendant quelques semaines. Ce n’était pas une expérience très plaisante, mais j’ai appris beaucoup de choses sur moi-même et sur la façon dont nous interagissons avec le monde.
 

PPR : Vous abordez à travers le personnage de "Elle" le pouvoir thérapeutique des histoires et des récits. Que pouvez-vous nous dire de cette croyance, voire de cette conviction ?

 

JM : Les histoires sauvent : c’est une évidence, même si ce n’est pas forcément leur fonction première. Certains mots ont des vertus curatrices. « Je t’aime », « tu peux partir » (ce qui est pour moi plus ou moins la même chose), « je suis avec toi »… On peut manifester sa présence à l’autre en quelques syllabes. Le récit ressemble, à mes yeux, à un loup qu’on apprivoise. On l’attrape, on lui parle, on s’en méfie parce qu’à tout moment, il peut nous sauter à la gorge ou, pire, s’échapper. Le fait est que la cruauté des histoires nous est nécessaire : elles nous disent qui nous sommes, nous préparent à ce que nous devons affronter. Une lampe dans les ténèbres, une lame enfoncée dans la chair, tout cela, pour moi, c’est du pareil au même.  

 

 

PPR : La France a eu la primeur de votre texte grâce à cette publication au Rayon Imaginaire. Que ressentez-vous à la découverte des retours qui sont faits par les lecteurs français sur votre livre ?

 

JM : Je pense depuis longtemps que les Français étaient les meilleurs lecteurs du monde, avec les Russes, mais pour des raisons bien différentes ; il est possible que j'écrive mieux en français qu'en anglais. Je suis très honorée d’être publiée et lue dans la langue de Victor Hugo, de Flaubert, de Céline. Les retours des lecteurs me ravissent autant qu’ils me déconcertent. Je sais que dans « mon livre », le « mon » est de trop. Un texte n’appartient à personne.

 

 

PPR :  Vous avez mis en scène les Catskills et New-York dans ce premier roman, un décor en lien avec vos origines américaines. Mais vous êtes aussi d'origine française par votre mère ; choisirez-vous un jour la France comme cadre d'un prochain roman ? Et d'ailleurs, avez-vous de nouveaux projets d'écriture ?

 

JM : J’ai deux projets au moins. L’un d’eux a pour cadre l’Angleterre, l’autre (en partie, peut-être) la France. Il y a des poèmes aussi, mais je ne pense pas qu’ils seront publiés. L’écriture reste pour moi une activité annexe, même si elle m'apporte de grandes joies.

 

 

***

 

    Nous remercions infiniment Joan Mickelson pour cet entretien, le deuxième qu'elle accorde depuis la publication de son roman – un échange dont vous ressentez très certainement toute la profondeur, fidèle aux voix fortes de Sauvage.



Illustrations : Nom Kennear King.

dimanche 12 novembre 2023

Le livre perdu des sortilèges (saison 1) - Une série de J. Donoughue & D. Gardner-Paterson d'après les romans de Deborah Harkness.

Le livre perdu des sortilèges

(A discovery of witches)

- saison 1 -
 
 
Une série de Jamie Donoughue et Debs Gardner-Paterson d'après le premier tome de la trilogie All Souls, de Deborah Harkness

Avec Teresa Palmer, Matthew Goode, Malin Buska, Owen Teale, Alex Kingston, Lindsay Duncan, Edward Bluemel...
 

Date de diffusion originale : 14 septembre 2018 sur Sky One
Date de diffusion française : 19 mars 2019 sur Syfy
Sortie dvd française : 12 juin 2019 (chez Koba Films)


    La brillante historienne Diana Bishop est une sorcière qui renie ses origines. Quand elle tombe par hasard sur un livre ensorcelé dans la bibliothèque d'Oxford, elle comprend qu'un grave danger menace. Sur son chemin, elle croise Matthew Clairmont, énigmatique vampire de 1500 ans. Ensemble, ils devront protéger le manuscrit et en percer les mystères...

***

    Vous devez vous en souvenir (du moins si vous nous suivez depuis plusieurs années) : Le livre perdu des sortilèges, c'est l'un de nos premiers grands coups de cœur. Lu en 2012, ce premier roman de l'enseignante et chercheuse Deborah Harkness nous avait convaincu grâce à son univers mêlant fantasy urbaine (un registre dont on est assez peu friand, en général) et réalité historique. Sa trilogie, sorte de Da Vinci Code exploitant la thématique de l'alchimie, était d'une telle densité et d'une telle précision qu'on en oubliait assez rapidement qu'elle mettait en scène des vampires, des sorcières et des démons. Très vite après sa sortie, les droits avaient été achetés par Warner Bros, et un projet d'adaptation avait même été vaguement amorcé. Les rumeurs avaient alors pullulé sur le net, amenant chacun à spéculer sur l'éventuel casting. Pendant longtemps, les préférences allaient à Claire Danes et Hugh Dancy, véritable couple dans la vie, pour incarner les incandescents Diana et Matthew.
 

    En 2016, cependant, Deborah Harkness annonçait la bonne nouvelle sur son site officiel. Après plusieurs années de ce vague projet resté sans suite chez Warner, c'est finalement la société de production Bad Wolf (qui produit notamment Dr Who et His dark material) qui venait de racheter les droits. Cette fois, il ne s'agirait pas d'un film, mais d'une série en trois saisons (une par livre de la trilogie) prévue pour être diffusée sur Sky. Dans les rôles principaux, le so british Matthew Goode incarnerait Matthew Clairmont, et la moins connue Teresa Palmer interpréterait Diana Bishop. Tournée en 2017, il nous fallut attendre deux ans avant de pouvoir enfin visionner la série dans l'Hexagone. Alors que les trois saisons sont désormais achevées (la dernière a été diffusée l'année dernière, et vous pouvez maintenant vous offrir le coffret dvd pour la bingwatcher sans modération), revenons ensemble sur cette adaptation dont on souhaitait vous parler depuis très longtemps.
 
Trailer de la saison 1
 
    "Autrefois, le monde était plein de créatures merveilleuses : démons, vampires et sorciers (...). Nous vivons cachés parmi vous, dans la peur d'être démasqué...". Ainsi s'ouvre la série (de même que tous les épisodes de cette première saison), par ce monologue de Matthew de Clairmont, tandis qu'il observe Diana aux rames de son aviron, dans la brume matinale d'Oxford. Pour ceux qui ont lu le livre, ces premières minutes suffisent à les immerger dans l'univers familier de Deborah Harkness – pour les néophytes, elles les prend par la main afin de le leur faire découvrir pas à pas. En cela, à la façon du premier tome, cette première saison conserve sa fonction d'introduction/exposition. Le scénario pose les fondations, les codes et les éléments nécessaires à la compréhension de l'univers développé dans la Trilogie All Souls, et ce même si, passage des mots à l'image oblige, de nombreux éléments sont induits, suggérés, ou transmis en diagonale.


    En effet, toute la difficulté d'adapter un livre comme Le livre perdu des sortilèges, c'est un peu la même que celle de transposer à l'écran le Da Vinci Code (pour reprendre la comparaison mentionnée plus haut). Dans le film inspiré du best-seller de Dan Brown, les nombreux passages racontant des événements historiques étaient mis en scène sous forme de flash back, façon docufiction à la Secret d'Histoire (mais en remplaçant Stephan Bern par Tom Hanks). Ici, la mise en scène privilégie la voie de contournement : une conférence donnée par le personnage de Diana en début de saison, et quelques bribes données ici ou là. Pour le reste, il faut se saisir des éléments de contexte donnés en filigrane des dialogues pour s'emparer de la densité historique originale, certes moins présente à l'écran.


    Si cela peut déstabiliser les aficionados de manuscrits, parchemins et autres anecdotes issues de la Renaissance anglaise, la mise en scène table sur les décors, l'atmosphère et la bande-originale pour compenser. Reconnaissons que cela fonctionne plutôt bien : la photographie et la réalisation, très bien menées, mettent particulièrement en valeur les décors (qu'ils soient naturels ou reconstitués, d'ailleurs) : les bâtiments séculaires d'Oxford, le château français moyenâgeux des de Clairmont, la maison des tantes non loin de Salem... Les lieux sont filmés comme des personnages à part entière, des personnages qui portent ce poids des années qui donne à l'intrigue sa saveur si particulière. Les vieilles pierres, les moulures du bois et la patine du temps apportent en substance ce que l'écran ne peut intégralement restituer. Pour le reste, la somptueuse musique de Rob Lane, qui n'hésite pas à s'inspirer ici ou là de mélodies baroques, apporte la magie nécessaire.
 


    Le recul sur les trois tomes permet à cette première saison de piocher dans les opus suivants les éléments qui permettent de rendre l'univers plus accessible et d'apporter suffisamment de rebondissements pour transformer le livre en une saison de 8 épisodes. Aussi, de très nombreuses scènes se déroulent dans le saint des saints de la Congrégation. Seulement nommée dans le premier tome, elle n'est directement racontée par Diana que dans le dernier opus, lorsqu'elle se rend à Venise. Ici, la série imagine le siège de la Congrégation dans un palais sur un île dissimulée aux yeux des humains, non loin de la Cité des Ponts. En plus de permettre aux téléspectateurs de mieux cerner l'univers de D. Harkness, ces scènes inédites ajoutent une tension dramatique et politique en montrant les enjeux à l’œuvre dans le monde des créatures. Cela permet également de voir émerger et s'élaborer les complots à l'encontre de Diana et Matthew au fur et à mesure des épisodes, et de laisser davantage de place à certains personnages secondaires tels que la sorcière Satu (ici beaucoup plus développée que dans les romans) ou à Juliette, ancienne maîtresse de Matthew.
 

    D'autres protagonistes, retravaillés pour la transposition à l'écran, fonctionnent peut-être moins bien, à l'image de Gillian, la sorcière d'Oxford : simple connaissance (dont Diana se méfie, de surcroît) dans le livre, elle devient ici la meilleure amie de l'héroïne. Si cette refonte du personnage permet d'entrer plus intimement dans le coven d'Oxford, cette Gillian manque d'épaisseur et laisse assez facilement deviner ses agissements. Parmi les autres modifications importantes apportées par la série, on notera la présence d'une très ancienne sorcière retenue captive par Gerbert afin de se voir lire l'avenir. Une idée intéressante qui parvient à prendre sa place dans l'intrigue de façon pertinente et qui participe à accentuer la méfiance entre les créatures.
 

    Le casting de cette première saison se révèle extrêmement convainquant. S'il n'y a pas de têtes d'affiche internationales comme on aurait pu l'espérer avec les potentiels Claire Danes et Hugh Dancy, les acteurs retenus campent furieusement bien leurs personnages. Matthew Goode, habitué des productions anglaises – Downton Abbey, The Crown, Retour à Brideshead... – a également su faire frémir les États-Unis dans Stoker ; ici, il campe un Matthew de Clairmont parfaitement crédible, entre distance et bienveillance, froideur et chaleur. Après avoir connu un début carrière cinématographique en demi-teinte (majoritairement des seconds rôles), l'australo-américaine Teresa Palmer crève l'écran à la télévision dans la peau de Diana Bishop, rôle qui semble depuis l'avoir révélée. Si le personnage tel que défini dans le scénario est plus fragile que la Diana de papier, il lui faut peu d'épisodes pour témoigner de son potentiel et s'imposer comme véritable force en devenir de la série
 

    Autour de ce duo à l'alchimie palpable gravitent des comédiens de choix, à l'image d'Alex Kingtsone (connue pour ses passages remarqués dans Urgences et Dr Who), impeccable dans le rôle de la revancharde Tante Sarah – à qui elle donne une énergie toute particulière – mais, surtout, la talentueuse Lindsay Duncan dans la peau d'Ysabeau de Clairmont. Tout, dans le personnage initial on ne peut plus complexe et charismatique imaginé par Deborah Harkness, désignait cette grande comédienne britannique pour l'interpréter. On regrette de ne pas voir davantage l'excellente Sophia Myles, bien trop rare à l'écran, et qui campe ici dans quelques flashbacks et manifestations spectrales la défunte mère de Diana.
 

    Les effets spéciaux, corrects à défaut d'avoir la perfection du grand écran, sont néanmoins fonctionnels et évitent les écueils des films traditionnels de vampires. L'apparence de ces derniers s'affranchit ainsi des monstres pâles au regard de sang de la saga Twilight, bien que leurs déplacements pas toujours réussis évoquent la vitesse des créatures dans les films de Catherine Hardwicke. Le tout joue ici la carte de la sobriété et laisse davantage entendre leur différence à travers les dialogues. Il est en effet plusieurs fois mentionné que leur nature saute au yeux, ce qui expliquerait notamment la nécessité pour eux de faire preuve de discrétion. Si rien ne transparait à l'écran, cela permet en revanche de reporter toute notre attention sur leur magnétisme naturel comme révélateur de leur véritable nature. 


En bref : Fidèle au matériau d'origine, la série parvient, au croisement de l'intrigue initiale et de ses remaniements, à tenir sa promesse au cours des 8 épisodes qui structurent cette première saison très rythmée. Le casting, impeccable, est particulièrement convainquant et les décors, sublimes, ont la présence et l'aura de personnages à part entière. On voyage et on s'émerveille avec cette adaptation extrêmement prometteuse, au final en cliffhanger efficace ; la suite se fait attendre avec impatience dès que se clôt l'ultime épisode de ce premier axe narratif.


Et pour aller plus loin...