dimanche 16 juin 2024

Les voleurs d'innocence - Sarai Walker.

The cherry robbers
, Harper, 2022 - Gallmeister (trad. de J. Jouin-de Laurens), 2023 - Gallmeister, "Totem", 2024.

    Il était une fois dans les années 1950 six jeunes filles aux doux prénoms de fleurs – Aster, Rosalind, Calla, Daphne, Iris et Hazel – qui vivaient avec leurs parents dans l’opulence d’une grande bâtisse victorienne. Mais ceci n’est pas un conte de fée : c’est l’histoire de la malédiction des sœurs Chapel.
    Tout commence pourtant bien : par une noce. Mais à peine est-elle mariée, que la sœur aînée meurt mystérieusement, laissant sa famille en état de choc. Puis la deuxième connaît le même sort. Quel malheur pèse sur les Chapel ? Belinda, la mère à l’esprit torturé, hantée par les fantômes, semble pouvoir prédire leur funeste destin. Mais peut-on se fier à ce qui sort de son cerveau embrumé ? Quant à Iris, la cadette, elle est bien décidée à survivre. Quitte à devoir faire un bien sombre choix.
 
    Roman aux accents gothiques, Les Voleurs d’innocence est l’histoire poignante de jeunes femmes déterminées à échapper à leur destin.
 
***
 
    Difficile de passer à côté de la plus anglo-saxonne des maisons d'édition françaises et de ses publications ô combien alléchantes : Gallmeister, qui s'est imposée en quelques années sur les étagères des librairies grâce à ses titres remarqués et à ses couvertures visuellement réussies. Difficile, aussi, de ne pas céder à l'appel de ces Voleurs d’innocence, applaudi depuis sa sortie en grand format puis en poche et récemment couronné du Prix des lecteurs 2024.
 

"On suppose depuis longtemps que refusée d'être interviewée, me dérober au regard du public, être représentée seulement par mon art est une sorte de manifeste féministe. Les femmes sont élevées pour être conciliantes, alors j'imagine que le simple fait, pour une femme, de tracer une frontière claire que les autres ne peuvent plus franchir la rend remarquable."

    Ester, Rosalind, Calla, Daphne, Iris et Hazel. Six jeunes filles en fleurs, au propre comme au figuré. Six héritières de l'empire Chapel, du nom des armes à feu qui ont permis à l'Amérique de remporter cette fichue guerre. Une guerre qui vient tout juste de se terminer mais dont l'ombre plane encore sur ce milieu de XXème siècle, où leur patronyme évoque aux anciens soldats leur ultime planche de salut. Chapel. Un nom qu'on associe également au manoir familial, monstrueuse construction aux allures de pâtisserie à étages fort bien nommée "Le gâteau de mariage", comme une prédiction d'une vilaine ironie. Courtisées et désirées, les filles Chapel ne peuvent en effet attendre peu de choses de leur existence, si ce n'est l'espoir de rencontrer un homme en mesure de les entretenir pendant qu'elles passeront le reste de leur vie à changer des couches, passer l'aspirateur et faire la cuisine. Un avenir que leur mère, Belinda, ne leur souhaite pas davantage qu'elle ne le désirait pour elle-même, mais dans ce siècle patriarcale qui transforme la femme en ventre sur pattes et en bonne à tout faire, cette dernière a-t-elle son mot à dire ? Belinda, qui vit à moitié folle dans sa tour, entourée de fantômes qu'elle est la seule à voir, encore moins que les autres. Mais lorsqu'elle prédit une catastrophe imminente si son aînée ne rompt pas très vite ses fiançailles, Iris, l'une des plus jeunes de ses filles, décide de la croire. Et si elle et ses sœurs étaient maudites, destinées à ne pas survivre à l'hymen ?
 

" Emily Dickinson a écrit qu'il n'y a pas que les maisons qui sont hantées, mais que "le cerveau regorge de corridors". C'est vrai. Et les miens débordent. L'abîme de mon esprit – tous ces corridors hantés, selon la façon dont vous voulez le décrire – contient des éclats de verre brisé éparpillés sur tout le sol. J'attrape un tesson et je dépeins ce que je vois, puis je le repose. Cette histoire a des arêtes déchiquetées, pourrait infliger de profondes blessures. Ce n'est pas une histoire que je peux raconter avec du fil et une aiguille, cousue à petits points bien nets. Ce sont des tessons ou rien."

   Le roman s'ouvre sur une artiste peintre vieillissante, vivant recluse au Nouveau Mexique sous un nom d'emprunt. Lorsqu'elle est approchée par une journaliste qui tente de percer sa véritable identité et les sombres secrets qui entourent son passé, on pense un peu à l'amorce du Treizième conte de Diane Setterfield. Mais là où le personnage de Vida Winter se confiait de son plein gré à la biographe invitée sous son toit, celui de Sylvia Wren se claquemure encore un peu plus dans sa maison, fuyant les courriers de la reporter en même temps que les souvenirs qui resurgissent. Souvenirs qu'il faut endiguer ou contrôler d'une façon ou d'une autre : tels des spectres vengeurs d'avoir été tenus à distance trop longtemps, ils viennent tambouriner chaque nuit à sa porte, espérant se frayer un chemin à l'intérieur. La solution prend la forme d'un carnet où la narratrice va pouvoir confier sa mémoire, coucher sur le papier sa vérité : celle des filles Chapel et de leur seule survivante. Une histoire de princesses qui attendent dans leur tour d'ivoire que leurs princes charmants viennent les cueillir (dans tous les sens du terme possibles – car n'ont-elles pas toutes des noms de fleurs ?). Une histoire qui ressemble à la parfaite image d’Épinal des années 1950, à l'atmosphère poudrée et aux couleurs saturées du Technicolor. Une histoire, l'autrice ne le dément pas, qui prend lentement la tournure d'un conte à la Sarah Winchester, cette célèbre veuve aux talents de spirite qui avait fait bâtir une maison monstrueuse pour y abriter les fantômes des victimes de la carabine inventée par feu son époux.


"— Le mariage, ça a l'air tellement ennuyeux, dit Calla. Si tragique, en un sens. Regardez notre mère.
— Notre mère était tragique avant de se marier, rétorqua Rosalind."

    Des fantômes ? Il y en a assurément dans cette histoire, bien qu'ils prennent souvent des contours flous. Ceux des souvenirs qui nous hantent, ceux des mensonges qu'on feint d'ignorer et ceux des désirs qu'on combat aussi ardemment qu'ils nous brûlent. Des spectres, il y en a aussi : en songe, sous la forme d'une robe de mariée portée par un mannequin sans tête, comme un funeste présage de ce qui attend les filles Chapel. Des spectres comme ceux que Belinda prétend voir entre deux crises de folie dans le boudoir où elle passe ses journées comme ses nuits. Au croisement de ces éléments d'une inquiétante (mais délicieuse) étrangeté qui donnent toute sa saveur à ce roman, Les voleurs d'innocence, conte sociétal aux accents gothiques, narre ainsi l'étrange histoire de filles que le mariage – et surtout la nuit de noce – voue à une mort quasi-immédiate, aussi spectaculaire que brutale.
 

"Le comportement étrange de maman ressemblait à une odeur de peinture fraîche. Au début, on la remarque, puis on s'habitue."

    Adoré de nombreux lecteurs, ce deuxième roman de Sarai Walker en a aussi laissé perplexes de nombreux autres : 600 pages et aucune explication quant à la cause réelle de ces morts pas plus qu'à l'origine de cette prétendue malédiction. Mais est-il nécessaire de savoir ? Pique-nique à Hanging Rock, autre bijou gothique aux accents féministes, a montré que non, bien au contraire. En ne révélant rien des rouages à l'oeuvre (car, après tout, la vraie vie le fait rarement, nous laissant face à des éléments ou des signes qu'on s'échine toute notre vie à interpréter, en vain), l'autrice déporte les enjeux et l'intérêt de son roman ailleurs : non pas sur la scène d'une quelconque cohérence dramatique, mais vers une réflexion plus large, un espace où tout un chacun pourra projeter ses propres interrogations.
 

" Belinda ne pouvait pas me laisser tranquille, avoir des angoisses normales d'une fille de mon âge ; elle devait soumettre ma vie à des rebondissements tordus comme si nous étions dans un Alice détective écrit par Mary Shelley."

    Car qu'il s'agisse d'un mauvais sort jeté par quelque esprit mort au champ de bataille sous les tirs d'une Chapel ou de l'accomplissement aussi implacable d'une prophétie auto-réalisatrice, le résultat n'en est-il pas tout aussi glaçant, voire plus ? Les symptômes des jeunes filles dans leurs derniers instants avant le trépas évoquent d'ailleurs furieusement l'hystérie selon ce bon vieux Sigmund Freud, nous invitant ainsi à envisager la possibilité d'une interprétation psychanalytique. Dans un monde et une époque gouvernés par les hommes où la femme est sans cesse objectivée, quels échappatoires lui reste-t-il, si ce ne sont la mort ou la folie ? Une brèche, peut-être, subsiste encore, celle de fuir et réinventer sa vie.
 

" Mais je crois que j'ai fini par comprendre que c'est mon destin d'être une de ces folles. Une de ces femmes qui disent la vérité, aussi terrifiante soit-elle. Une de ces femmes qui se tiennent à l'écart de la foule, se concentrant non pas sur les visages en colère et désapprobateurs, mais au-dessus d'eux, sur le ciel d'un bleu jacinthe éclatant qui ressemble aux fleurs qui poussent dans son jardin."


En bref : Conte gothique hanté par les fantômes réels et les spectres métaphoriques, Les voleurs d'innocence mêle l'atmosphère poudrée des années 50 américaines au goût de cendre qu'a laissé la guerre derrière elle. Ajoutez-y celui du sang des filles Chapel, symbole d'une condition féminine vouée à une totale abnégation, et vous obtiendrez cet étrange et fascinant roman, au croisement de La maison aux esprits d'Isabel Allende et d'un livre de Shirley Jackson. Venimeux et captivant.

1 commentaire:

  1. Pouchky annette21 juin 2024 à 02:24

    Effectivement, les couverture des Gallmeister donnent envie de les collectionner! Je suis partagée : parfois le mystère pour lui-même a du bon, l'atmosphère étrange se suffisant par elle-même ; parfois j'ai besoin d'une explication ou du moins que le récit soit bien construit et bien écrit. Bref, que je ne referme pas le livre avec l'impression d'avoir été escroquée de part et d'autre.

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