Nous sommes en 1816, quelque part près de Genève. Au bord du
lac Léman se tient, cachée derrière les haies et les broussailles, une villa
haute de deux étages à la façade blanche et aux volets verts. Habituellement,
elle dégage une agréable impression de réconfort et laisse imaginer aux
passants un foyer chaleureux. Mais voici venue l'année du mécontentement :
l'éruption d'un volcan situé à Tambora a provoqué un dérèglement climatique à
l'échelle de toute la planète et voilà des mois qu'il pleut des trombes d'eau.
Le ciel, noir et bas, est semblable à une nuit perpétuelle et semble refuser le
lever du soleil.
Derrière les vitres de la bâtisse, cinq
occupants arpentent ses salons et ses couloirs, désespérant de voir revenir la
lumière et la tiédeur du jour. Cinq augustes personnages. Celui qui a loué la
demeure n'est autre que lord Byron, le sulfureux poète qui a dû fuir sa patrie
dans un parfum de scandale. À ses côtés, son médecin attitré et souffre-douleur
favori, le Dr John William Polidori - on raconte de ce dernier qu'il se meurt
secrètement d'amour pour son célèbre patient. Leurs invités sont tous aussi
célèbres, ou en passe de le devenir : Percy Shelley, étoile montante de la
poésie (personnage non moins scandaleux que son confrère : il vient de fuir
l'Angleterre, abandonnant sa femme, enceinte jusqu'au cou) ; sa maîtresse, Mary
Wollstonecraft Godwin, fille de deux éminents penseurs des Lumières britanniques,
et la demi-sœur de cette dernière, Claire Clairmont – dont le ventre, dit-on, a
commencé à s'arrondir des œuvres de Byron.
Vedettes de leur siècle, on parle de ces
cinq-là partout dans les correspondances et les cancans, le petit groupe
s'entourant sans cesse d'un nuage de scandale, entre fugues, adultères, alcool,
opium, et publications impies. On se plait d'ailleurs à raconter que pour
passer le temps dans cette gigantesque maison, tous se seraient livrés à des
passe-temps que la décence nous interdit de rapporter. À moins que la rumeur
n'ait inventé tout cela, la vérité étant beaucoup moins croustillante. Quoi de
moins immoral (et donc, de moins palpitant), en effet, qu'un concours d'écriture ?
Car après avoir lu l'intégral des
Fantasmagories, puis s'être fait frissonner à l'évocation des légendaires résurrections du savant Erasmus Darwin ou de la méthode du Galvanisme qui ranimerait des matières mortes grâce au courant électrique, le petit
groupe se lance un défi. Un défi d'écriture : engendrer l'histoire la plus
effrayante jamais contée.
Lorsque la jeune Mary Godwin s'enferme
dans sa chambre ce soir-là, elle s'endort sous les yeux vides d'une jument :
celle peinte sur la toile Le cauchemar de Füssli, où un horrible succube
compresse la poitrine d'une jeune dormeuse qui semble s'abandonner à l'horreur.
L'auteur du tableau n'est autre qu'un ancien amant de sa défunte mère, celle
dont la modernité et la liberté avaient éclairé le XVIIIe siècle. Celle, aussi,
que le désespoir avait poussée à la tentative de suicide.
Lorsque Mary souffle sa bougie ce
soir-là, c'est l'esprit hanté par le fantôme de sa mère et assailli d'images
soufflées par les expériences contre nature d'Erasmus Darwin. Sa nuit sera
agitée : rêve, vision ou visitation, elle assistera à la naissance d'un
monstre. Non, pas d'un monstre : d'une créature, façonnée comme le golem dans
la glaise par les mains de l'homme, constituée ici de fragments de corps
profanés. Un patchwork humain qui, sous la force du courant électrique, s'anime
et se dresse devant son créateur.
Au réveil, Mary se jette sur sa plume et
la plonge dans l'encre aussi noire que le ciel zébré çà et là d'éclairs
aveuglants. Le texte qu'elle s'apprête à écrire sera l'un des rares enfants qui
lui survivront, "hideuse progéniture", comme il lui plaira de la
nommer, qui révolutionnera la littérature.
Et dont on se souviendra 200 ans
plus tard.
***
Pour ce Challenge Halloween 2025 aux
côtés de nos géniales organisatrices Lou et Hilde, nous vous invitons à poser vos
bagages près du lac Léman pour un séjour à la villa Diodati. Rendons hommage à
l'imagination de Mary Shelley et à son cercle d'amis ; réunissons-nous autour
du feu pour partager nos meilleures histoires de goules et de vampires.
Car il n'y a rien de mieux,
parfois, qu'une bonne histoire de fantômes...
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