vendredi 6 novembre 2020

La Mort-Marraine - Anne Quesemand (texte) & Laurent Berman (illustrations).

 Editions Albin Michel, coll. Ipomée - 1991, 1995, 2000.
 
    La Mort-Marraine, c'est d'abord l'histoire d'un homme assez jeune, assez pauvre, mais somme toute assez heureux qui, un jour, se retrouve face à face avec la mort : celle de sa femme, alors qu'elle mettait au monde leur cinquième enfant. C'est l'histoire aussi de cet enfant que son père, enfermé dans l'épaisse forêt d'un impossible deuil, abandonne aux mains de celle que tout le monde, toujours, redoute et préfère oublier : la Mort. C'est l'histoire enfin de la Mort qui décide, pour la première fois de sa vie, de bousculer ses principes en emmenant dans son royaume un mortel... non pas pour le tuer mais pour l'élever. Car la Mort – le sait-on toujours ? – est grande pédagogue...
 
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    A la base, il y a un conte. Le conte de Grimm, au titre éponyme : La Mort-Marraine (traduit quelques fois sous le titre La Mort pour marraine, ou encore La Mort pour parrain). L'histoire d'un jeune garçon qui se voit attribué, à son baptême, la Mort elle-même en guise de marraine. Étrange, n'est-il pas? Plus étrange encore, lorsque la Grande Faucheuse emporte l'enfant, c'est pour lui fournir une éducation : il sera médecin. Et comme c'est elle qui décide de la vie ou de la mort des gens, elle lui fera savoir lorsqu'il sera en mesure ou non de guérir un malade. Mais voilà, c'était sans compter que le médecin tomberait amoureux d'une princesse que sa marraine a pourtant bien décidé de condamner. Prêt à jouer aux dés avec la Mort pour sauver la jeune fille, le jeune médecin déclare ainsi la guerre à sa protectrice.


  Avec cet album présenté comme l'adaptation d'un conte traditionnel allemand, l'auteure Anne Quesemand, artiste aux multiples talents (cette agrégée de lettres classiques est aussi metteuse en scène et réalisatrice de courts-métrages) propose une relecture de l'histoire des frères Grimm. Tout l'intérêt d'une réécriture est d'apporter un angle nouveau ou une résonance inédite à l’œuvre originale ; en cela, fort est de constater que l'écrivaine opère là une sublime réappropriation.

"Il était une fois un homme assez jeune, assez pauvre, et somme toute assez heureux, car il aimait sa femme et leurs quatre enfants, pour lesquels il se plaisait à confectionner chaque année des souliers dorés, bottines vernies ou commodes baskets selon l'usage."

    La structure initiale du conte est conservée, mais contrairement au texte traditionnel et à son écriture à la fois neutre et universelle, l'auteure apporte ici sa réelle "patte" à l'histoire. Un détail ici, un autre là, un jeu sur les sonorités, quelques éléments anachroniques, la dimension symbolique accentuée, et hop : en un coup de baguette magique, Anne Quesemand transforme le conte d'origine - déjà particulièrement riche- en une œuvre foisonnante à la fois gothique, macabre, drôle, rock'n'roll et profondément métaphorique. Dans un style vif, subtile et imagé, l'auteure redonne vie aux personnages du texte original, quelque part entre leur fonction archétypale et une dimension plus humaine, plus vraie : les analogies utilisées pour figurer le deuil du père, par exemple, apportent une profondeur qui suscite d'emblée l'empathie du lecteur. Ce dernier reste néanmoins protégé de toute résonance trop morbide ou pathologique par la construction propre aux contes traditionnels, qui enveloppe le tout d'une atmosphère suffisamment fantaisiste et poétique pour épargner le jeune lectorat.


"Jean s'enfonça dans son malheur comme dans une épaisse forêt ; et au plus profond de cette forêt, il travaillait, travaillait, sans jamais un mot, sans jamais un sourire, sans jamais une histoire à l'enfant nouveau-né."

  En cela, les éléments macabres sont amenés avec éloquence : la Mort effraie juste ce qu'il faut mais attire la sympathie par son humour et son charisme. Le texte vient d'ailleurs préciser que derrière la crainte qu'elle peut susciter, elle est une figure de neutralité, ni bonne, ni mauvaise, et qu'en cela elle est la plus juste et égalitaire de tous. La symbolique qu'elle véhicule permet ici à Anne Quesemand de parachever ce que le conte orignal suggère : par la loi des contraires, l'existence de la Mort permet de donner un vrai prix à la vie et, insidieusement, le conte fait prendre conscience de sa nécessité. Anne Quesemand invite ainsi le lecteur à plusieurs autres réflexions quasi-philosophiques dans cette continuité : entre la Mort et Amor (nom donné à dessein au jeune médecin) se construit un étrange jeu de miroirs, comme s'ils devenaient les deux faces d'une même pièces. Comme toujours devant la maladie, la médecine voudra l'emporter, repousser plus loin les limites de la vie, voire même chercher l'immortalité.

 
    L'ultime coup de théâtre de cette réécriture est sa fin alternative : après avoir terminé le conte de la même façon que Grimm (à quelques détails près), Anne Quesemand apostrophe le lecteur et propose une fin uchronique, comme sortie par enchantement de son chapeau de conteuse. C'est jouissif, intelligent, brillant.

"Chacun sait que dans les contes, les romans, les feuilletons, les films, il est impossible de finir l'histoire comme dans la vie. Lecteurs et spectateurs s'indignent et menacent de ne jamais plus acheter un livre, de ne plus jamais aller au cinéma, de ne plus jamais regarder la télévision, si l'histoire finit mal, si la Mort vient en vivant. Alors bravement, l'auteur, ou le conteur, se remet au travail, poussé par Dieu, le Diable, ou le Renard – ou par ceux qui se prennent pour Dieu, le Diable, ou le Renard – et cherche une solution, une autre vision, un espoir. "Reprenons, disent-ils. Reprenons à l'endroit exact où les choses ont commencé à se gâter, et tâchons de trouver une issue!" "

    Le tout est mis en images par Laurent Berman, compagnon de travail de longue date de l'écrivaine. Quelque part entre le style graphique d'un Maurice Sendak et le coup de crayon d'un Edward Gorey , l'illustrateur créée un univers visuel en accord parfait avec le conte, en plus de donner au personnage de la Mort une inoubliable allure rétro chic!
 

En bref : conte macabre et philosophique qui ne manque ni de pertinence, ni de poésie, La Mort-Marraine est une réécriture particulièrement aboutie du conte des frères Grimm. Gothique mais jamais morbide, cet album d'Anne Quesemand et Laurent Berman est une pépite du genre.
 

2 commentaires:

  1. Assez sombre, mais élégant ! Aussi bien le conte que sa réinterprétation semblent intéressants.

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  2. J'ai conte tant de fois ce conte aux enfants de CM et collèges

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