samedi 25 octobre 2025

Sarah des Limbes - Maxime Fontaine.

Poulpe Fictions, 2025.
 
    Orpheline, insignifiante – presque invisible – aux yeux des autres, Sarah a basculé dans les Limbes, un univers parallèle où errent les âmes oubliées. Traquée par un mystérieux Contrôleur qui exige son " permis d'exister ", elle comprend que plus le temps passe dans cette étrange dimension, plus elle risque d'y rester prisonnière à jamais. Entre créatures dévorantes et fantômes en tout genre, Sarah devra choisir : tenter de retrouver sa vie d'avant... ou révolutionner ce monde de l'ombre ? 

Tombée dans le monde des Oubliés, saura-t-elle en sortir ?
 
Une histoire frissonnante dans un univers aussi fascinant que dangereux.
 
***
 
     On ne va pas vous raconter d'histoires : c'est une fois de plus la couverture qui nous a poussé à la lecture. Une cité brumeuse, des fantômes, un monstre aux dents pointues et une fillette aux faux airs de Lydia Deetz... il ne nous en fallait pas plus pour réveiller en nous l'amateur d'intrigues creepy et de films burtoniens. L'éditeur est d'ailleurs le premier à citer le célèbre réalisateur pour qualifier l'univers de Sarah des Limbes, mentionnant Miss Peregrine et les enfants particuliers. De quoi attiser notre curiosité...
 

    Sarah est une gamine au caractère bien trempé – et du caractère, il en faut quand on est orpheline et qu'on a passé toute sa vie en familles d'accueil ou en foyers. La fillette aux cheveux châtains a appris à ne pas se laisser marcher sur les pieds et à donner les coups de poing nécessaires à sa survie... quitte à se faire détester de la plupart de ses congénères, voire peut-être même jusqu'à se faire oublier. C'est en tout cas la seule explication à ce qui lui arrive, car voilà qu'après s'être assoupie au dîner, elle s'est réveillée... dans les Limbes ! Cet entre-deux monde gris réservé aux âmes errantes et aux humains délaissés existe en parallèle du monde ordinaire, comme par superposition, mais séparé d'un voile quasiment infranchissable. Les tentatives de Sarah de rejoindre sa réalité sont par ailleurs complexifiées par le Contrôleur, sorte d'agent de sécurité qui s'assure bien que personne ne s'échappe de ce monde alternatif. L'horrible bonhomme menace également de mettre sous les verrous tous ceux qui ne possèdent pas un permis d'exister en cours de validité. Dans sa quête pour regagner son monde, Sarah croisera des personnages aussi farfelus que mystérieux, de Phil le rouquin à Wassim le vagabond, sans oublier une certaine Mamie Négoce, qui semble être la seule à pouvoir lui accorder un billet de retour chez les vivants...
 

Maxime Fontaine, auteur.
 
    Ne tergiversons pas : Sarah des Limbes est un roman jeunesse très sympathique, en plus d'être parfaitement adapté à la saison. L'éditeur ne s'y est pas trompé en évoquant Tim Burton, mais on pense davantage à Beetlejuice qu'à Miss Peregrine en lisant le livre de Maxime Fontaine. Pas en raison de l'éventuelle présence d'un esprit farceur aux goûts vestimentaires douteux, mais plutôt dans les codes esthétiques et – peut-on l'exprimer ainsi ? – politiques des Limbes tels qu'il les imagine. En effet, comme le monde des morts de Burton qui s'avère être une insupportable bureaucratie, celui de Maxime Fontaine est régi par un fonctionnement tout aussi strict qu'il est ridicule. On y trouve une parodie de notre monde, où des contrôleurs effrayants arpentent chaque millimètre de terrain pour capturer les sans-papiers, le tout sous l'autorité d'un dictateur qui a, semble-t-il, oublié de réfléchir depuis longtemps.
 

    Mais comme tout système dysfonctionnel, les Limbes ont engendré leurs propres fonctionnements alternatifs, aussi y trouve-t-on quelques rebelles et... une mafia ! Si elle n'est pas clairement nommée ainsi, aucun doute possible : le personnage de Mamie Négoce a tout d'un Parrain – enfin, d'une marraine, en l’occurrence. Installée dans un décor de boite de nuit abandonnée, elle est protégée par une troupe de gardes du corps en costards armés jusqu'aux dents, personnages totalement improbables dans ce décor hanté de maisons biscornues et de manoirs perdus dans la brume. 
 
Benjamin Strickler, illustrateur.
 
    Comme une Dorothy traversant le pays d'Oz pour trouver de quoi rentrer au Kansas, Sarah rencontre en chemin des compagnons de route qui l'aideront dans les quêtes dont elle sera missionnée en échange d'un droit de passage pour retourner chez elle. Parmi ceux-là, outre Wassim le SDF plein de sagesse, Ninée la fantôme morcelée et Junk le tas de déraille,  on a un petit faible pour Phil, rouquin au nœud papillon et à l'humeur on ne peut plus lunatique, justifiant un tordant jeu de mots sur les titres de deux chapitres successifs : "Phil Good" et "Phil Bad". Au milieu de cette galerie de portraits fantaisiste, Sarah s'impose bel et bien comme la fille spirituelle de Lydia Deetz – une analogie confirmée par son style gothique tout en rayures et en jupe plissée à volants et par le coup de crayon de l'illustrateur Benjamin Strickler. Ses personnages filiformes aux grands yeux ronds ne tromperont personne quant aux influences esthétiques qui se cachent derrière ce style.
 
 
    Mais Sarah des Limbes, ce n'est pas qu'une aventure de fantasy gentiment macabre, c'est aussi une histoire émouvante, en toile de fond, sur l'oubli et la solitude. Délaissée par son entourage (et avant cela, par ses parents), Sarah glisse dans les Limbes parce qu'elle ne compte plus pour personne chez les vivants. Il y a ainsi une touchante réflexion qui se dessine en diagonale du scénario et dont chaque personnage, à sa façon, se fait l'écho.
 
    Notre seule petite déception sera dans la construction de l'intrigue, qui souffre d'un rythme à notre sens un peu inégal. Le scénario prend souvent des virages abrupts et les ellipses nécessitent ensuite trop souvent de revenir en arrière pour préciser des informations que le lecteur, de fait, n'a pas. Cela vient casser la fluidité d'une lecture au demeurant très sympathique et dont l'issue, qu'on pourrait croire évidente, prend en fait le contre-pied du final tout tracé que le lecteur imaginait.
 

En bref : Sarah des Limbes, c'est un peu le nouveau Beetlejuice ! Avec son héroïne pleine de caractère toute de rayures noires vêtue et son monde d'esprits errants façonné comme une dictature aussi diabolique que farfelue, ce roman jeunesse n'est pas sans évoquer la fantaisie du Burton des débuts. Si l'on regrette une construction de l'intrigue un peu laborieuse, on aime beaucoup l'univers pensé par Maxime Fontaine et les illustrations de Benjamin Strickler, que le célèbre réalisateur américain n'aurait pas reniées.
 
Un grand merci à Poulpe Fictions pour cette lecture !
 
 
 
 

vendredi 24 octobre 2025

Frankenstein - Mary Shelley.

Frankenstein ; or the modern Prometheus
, Lackington, Hughes, Harding, Marvor & Jones, 1818 - Éditions Corréard (trad. de J. Saladin), 1821 - Multiples éditions et traductions françaises depuis 1821 - Éditions Pocket (trad. d'E. Rocartel & G. Cuvelier), 2018, 2024.
 
 
    Lors d'un voyage au pôle Nord, Robert Walton vient en aide à Victor Frankenstein. L'homme lui raconte alors son histoire. Passionné de sciences, il a réussi à créer la vie à partir de cadavres. Effrayé par sa propre création, l'homme prend la fuite. Toutefois, le dangereux monstre est prêt à tout pour que le scientifique lui crée une compagne...
 
Une histoire de vie après la mort et de savant fou. 
 
 
***

    Au panthéon des grands monstres de la pop culture, la créature de Frankenstein se tient en bonne place aux côtés de Dracula et du loup-garou – des figures nourries davantage de la (ré)vision hollywoodienne que de leur essence originelle, tant elles ont été déformées au fil des adaptations et relectures successives. Que nous reste-t-il aujourd'hui du monstre qu'enfanta Mary Shelley ? Plus grand-chose de ce qu'il était à sa conception : un mort-vivant verdâtre à la carrure impressionnante, au crâne disproportionné et à l'intelligence limitée, façonné dans un château gothique transformé en laboratoire par un savant fou et son assistant bossu Igor. Rien n'est plus éloigné de l'oeuvre originale. Frankenstein est bien plus que cela : livre inclassable qui inventa la science-fiction, l'oeuvre est une mise en abîme à elle toute seule. Imaginée une nuit d'orage à l'occasion d'un concours d'histoires de fantôme improvisé par Lord Byron, l'intrigue se veut plus effrayante que les vieux contes avec lesquels on se faisait frissonner au coin du feu, mais se révèle aussi être une puissante évocation de la vie de son autrice
 
 
    Histoire dans l'histoire, le texte évoque dès son commencement la construction des nouvelles fantastiques alors très en vogue et dont la structure fera ses preuves jusqu'au début du XXe siècle : un vieillard dans une auberge qui raconte une histoire entendue autrefois et qu'il tient pour vraie, un voyageur qui confie un fait divers qui dépasse l'entendement à un compagnon de route, etc. Cette fois, c'est le capitaine d'un navire avançant péniblement au milieu de la mer de Glace qui ouvre le bal : il confie par lettre à sa sœur le récit dont il a été le dépositaire. S'ensuit alors un entremêlement de voix et de correspondances, les narrations se relayant pour retracer l'histoire de Victor Frankenstein, l'homme qui avait défié la mort, et de la créature qu'il a engendrée.
 

    Nourri de l'expérience de l'autrice, Frankenstein, à l'image de la créature, est un patchwork. Certains passages, directement inspirés des notes de Mary Shelley pendant ses nombreuses pérégrinations, empruntent la forme du journal de voyage. D'autres sont soufflés par les sciences et techniques émergentes, notamment l'électricité et la capacité de cette dernière à animer des muscles morts. Des éléments sont inspirés par certaines figures aussi charismatiques que contestées, à l'image de l'alchimiste Johan Conrad Dippel (né dans le véridique château Frankenstein, en Allemagne, où la rumeur dit qu'il aurait tenté de créer un être artificiellement au XVIIe siècle) ou d'Erasmus Darwin. Le tout, à la façon des récits d'anticipation d'aujourd'hui, semble être une parabole pour mettre en garde l'être humain face aux dérives de sa propre science et aux risques qu'il y a à jouer à Dieu : la venue de la Bête, comme on le dit dans les textes bibliques, sera peut-être du seul fait de l'homme et de ses excès d'ambition.
 
Véritable château de Frankenstein, en Allemagne.
 
    Mais la créature n'est pas que destruction, pas plus qu'elle n'est le monstre simplet des premières adaptations hollywoodiennes. Sensible, brisée dans son âme comme dans sa chair, elle fait preuve d'un discours éloquent et témoigne d'une intelligence complexe, nourrie des lectures et de l'observation du monde qui ont constitué ses deux seuls éducateurs, à défaut de celui qui l'a abandonnée. Elle se fait l'écho des propres deuils de Mary Shelley, notamment celui de sa mère, l'auguste philosophe et féministe Mary Wollstonecraft – mère et filles ont porté le même nom et son souvent confondues, comme on confond encore aujourd'hui le nom du créateur et de sa créature. Elle est aussi la métaphore de tous les enfants de la romancière, décédés précocement et dont elle rêvait la nuit qu'elle pouvait les réanimer – d'ailleurs, elle nommera souvent ce premier roman son "hideuse progéniture".
 

    La véritable horreur de Frankenstein se situe dans la part de probabilité que la fiction prédit ici à la façon d'un oracle, pas tant dans la créature, quand bien même sa solitude finit par engendrer la mort sur son passage. Cette dernière le justifie, ou du moins tente de l'expliquer : puisqu'elle ne pouvait inspirer l'amour, que lui restait-il sinon la peur ? Créature et créateur s'engagent alors dans une course poursuite sans fin, un cercle vicieux où l'on ne sait plus très bien qui et le chasseur et qui est la proie, le monstre laissant à son poursuivant de quoi se nourrir pour s'assurer qu'il soit en mesure de continuer sa quête. La scène finale et les dernières lignes de dialogue du monstre, déchirantes, nous montreront ainsi que Frankenstein est aussi "une histoire d'amour", pour citer le romancier Martin Quenehen : "une histoire d'amour entre Frankenstein et sa créature".
 

En bref : Premier véritable roman de science-fiction, Frankenstein est aussi bien plus que cela. Parabole qui vient mettre en garde des dangers de l'ambition scientifique, réflexion sur la responsabilité et sur les conséquences des actes de l'homme, métaphore du deuil et de l'abandon, miroir tendu aux vrais visages de la monstruosité... Récit enchâssé dans son fond comme dans sa forme, le roman de Mary Shelley est d'une rare complexité et reste, plus de deux cents ans après son écriture, d'une incroyable actualité. C'est une œuvre belle, profonde et triste qui résonnera différemment chez chaque lecteur. 
 
 

mardi 21 octobre 2025

Les soeurs Hollow - Krystal Sutherland.

House of Hollow
, G.O. Putnam's Sons, 2021 - Éditions Rageot (trad. de L Nord), 2022.
 
    Iris Hollow, 17 ans, a toujours été étrange. Lorsqu’elle était enfant, elle et ses deux sœurs aînées ont disparu. Un événement dont aucune d’elles ne se souvient, et qui ne leur a laissé qu’une cicatrice en forme de croissant de lune dans le cou, des yeux noirs et des cheveux blancs. Iris fait tout ce qui est en son pouvoir pour arpenter les couloirs du lycée en paraissant la plus normale possible. Pourtant, son étrangeté lui colle à la peau. Quand Grey, la plus âgée de ses sœurs, top-modèle célèbre et styliste de renommée internationale, disparaît à nouveau dans d’inquiétantes circonstances, Iris doit embrasser sa part d’ombre. D’autant qu’un homme à tête de taureau la poursuit, prêt à tout pour la tuer. Avec son autre sœur Vivi, Iris fuit… Mais pour sauver sa peau et retrouver Grey, elle comprend qu’elle doit remonter la trace de son passé.
 
***
 
    La couverture nous avait tapé dans l’œil lors de sa sortie aux éditions Rageot il y a quelques années, puis on s'était penché sur le résumé qui avait achevé de nous convaincre : des jeunes filles qui disparaissent mystérieusement pour réapparaître de manière tout aussi étrange, sans aucun souvenir de ce qui leur est arrivé ? Il n'en fallait pas plus pour réveiller nos intérêts restreints, l'intrigue nous évoquant en partie Pique-nique à Hanging Rock, chef-d’œuvre littéraire de gothique australien. Une impression de familiarité qui a évidemment suffi à nous pousser à l'achat. Grand bien nous en a pris.
 
Booktrailer pour la sortie du roman en V.O.
 
"Je ne me rappelle de rien. C'est comme si j'étais née le jour où on m'a trouvée. Avant, il n'y a que l'obscurité, et puis quelqu'un a allumé la lumière, et c'est là que ma mémoire commence."
 
    Grande-Bretagne, de nos jours. Au catalogue des faits divers, les sœurs Hollow sont tristement célèbres et détiennent certainement la palme du bizarre. Mystérieusement disparue au beau milieu d'une rue pendant un voyage à Edimbourg avec leurs parents alors qu'elles étaient enfants, on les avait retrouvées exactement au même endroit un mois plus tard, saines et sauves, mais changées. Leurs yeux avaient viré au noir profond, leurs cheveux avaient blanchi et leurs dents de lait, pourtant perdues depuis longtemps, étaient revenues à leurs places. Sans oublier cette étrange cicatrice en forme de croissant de lune à la base du cou. Passée la joie des retrouvailles, Gabe Hollow, leur père, s'était peu à peu enfoncé dans la folie, se persuadant que ce n'était pas ses filles qui étaient revenues et que quelque chose d'autre avait pris leur place. La démence l'avait poussé quelque temps plus tard au suicide, mais ce n'était là que le début d'une longue liste d'étrangetés et de catastrophes qui marqueraient le destin des sœurs Hollow. Car Grey, Vivi et Iris sont bien obligées de le reconnaître : depuis leur retour, plus rien n'est comme avant. Le mystère qui les entoure est davantage qu'une impression et il n'est pas rare qu'elles provoquent malencontreusement des incidents inexplicables – ou, volontairement, qu'elles agissent sur la volonté d'autrui. Une fois envolées du nid, Grey et Vivi connaissent un succès retentissant, la première dans la haute-couture et la seconde dans la musique. Il n'y a qu'Iris qui tente de mener une vie aussi normale que sa funeste réputation le permet. Jusqu'à ce que Grey disparaisse à nouveau, tout aussi mystérieusement que dans leur enfance, et que la silhouette menaçante d'un homme décharné à crâne de taureau se manifeste sur la route de l'adolescente...
 
 
"Vous êtes comme les fleurs de mort qui s'épanouissent dans votre sillage : charmante à regarder, enivrantes, même, mais si on s'approche trop on ne tarde pas à découvrir que ça cache quelque chose de nauséabond. C'est souvent le rôle de la beauté dans la nature. Un avertissement.
 
    Voilà longtemps que nous n'avions pas lu un roman d'horreur young adult aussi bien pensé et bien écrit. Sans que les deux titres soient pour autant comparables, nous n'avions pas connu un tel plaisir de lecture depuis la saga Hantée de Maureen Johnson. Krystal Sutherland déploie ici un univers de fantasy sombre inspirée des folklores anciens, la romancière n'ayant pas peur de flirter çà et là avec le body horror, et invite dans les scènes les plus improbables une nature luxuriante, intrusive et sauvage, symptôme dérangeant d'un mal souterrain que le lecteur autant que les protagonistes ne parviennent pas à sonder. C'est à la fois audacieux et très justement dosé car malgré une prise de risques certaine dans ce registre pourtant bien fréquenté (et rarement très surprenant de nos jours, il faut bien l'admettre), l'autrice réussit, même quand elle semble en faire un peu trop, à ne jamais perdre les rennes de son scénario. Une fantasy qui ne ressemble à rien d'américain et à rien d'anglais non plus.
 

"Mesurant toutes un mètre
quatre-vingts, près de trente centimètres de plus que notre petite maman. Arborant
une silhouette anguleuse, allongée, acérée. Une beauté dérangeante, avec nos pommettes
saillantes et nos yeux de biche. Les gens nous disaient, disaient à nos parents, à
quel point nous étions exquises. Mais leurs compliments résonnaient comme une mise
en garde. Et ils avaient sans doute raison.
"

    Et pour cause, bien que l'intrigue se déroule en Grande-Bretagne et que l'autrice réside aujourd'hui à Londres après avoir vécu aux Etats-Unis, Krystal Sutherland est originaire d'Australie. Nous y revoilà : Les sœurs Hollow n'est ni plus ni moins qu'une œuvre contemporaine dans la lignée de ce bon vieux (et méconnu) gothique australien, dont on retrouve ici certains des éléments caractéristiques. Les vagues ressemblances que nous avions cru discerner avec Pique-nique à Hanging Rock ne sont donc peut-être pas de simples coïncidences quand on sait à quel point ce trésor national a influencé toute la littérature des antipodes. Et si la référence n'est pas volontaire, on peut tout à fait supposer que l'oeuvre de Joan Lindsay a suffisamment infusé dans l'imaginaire collectif local pour resurgir sous des formes plus ou moins déguisées. Un clin d’œil non négligeable à la mystérieuse affaire du Taman Shud (très célèbre cold case australien) est également glissé au détour d'une page. Une preuve de plus s'il en fallait une pour rappeler la parenté particulière de ce roman.
 
Krystal Sutherland
 
"Tout le monde savait qui nous étions. Tout le monde avait entendu notre histoire.
Tout le monde avait sa théorie sur ce qui nous était arrivé. Mes sœurs s’en servaient
à leur avantage. Elles étaient douées pour cultiver leur mystère, comme des jardinières,
cajolant l’intrigue entêtante qui mûrissait autour d’elles, pour lui donner la forme
qu’elles désiraient.
 
    Pour le reste, inspirée de vieilles légendes plus occidentales, l'autrice imagine une fascinante mythologie autour des portes et des portails qui ouvrent sur des entre-deux mondes, s'amuse des fables sur les changelins (aucun spoiler de notre part, la résolution finale est bien plus complexe que ça) et glisse au milieu de cet inattendu mélange un antagoniste aux faux airs de Wendigo, comme échappé des anciennes terres américaines. Il en résulte un roman aussi mystérieux qu'exotique.
 

"Mon cœur battait à l'unisson avec le sien. Trois sœurs avec exactement le même rythme dans la poitrine. quand l'une de nous avait peur, le cœur des autres cognait dans leur poitrine. Si on nous avait ouvertes et qu'on avait soulevé notre peau, j'étais sure qu'on découvrirait quelque chose d'étrange : un seul organe se partageant entre trois filles." 

    Mais Les sœurs Hollow, ce n'est pas qu'un jeu de références et d'inspirations. C'est aussi une écriture fluide et sensorielle où le corps des personnages vient réveiller quelque chose dans le corps du lecteur, comme en écho. L'autrice parvient à donner à son style quelque chose d'hypnotique que la traduction a su conserver. Iris, la narratrice, malgré l'étrangeté d'une condition elle refoule, présente suffisamment de normalité (ou la volonté de l'être) pour que le lecteur se reconnaisse en elle – assez pour la suivre jusqu'au terrifiant twist final.
 

"Il y a une porte là-bas. Enfin, il y en avait une. Une porte qui avant menait quelque part et conduit désormais ailleurs."

En bref : A la fois audacieux et délicieusement dérangeant sans jamais être surfait, Les sœurs Hollow est la preuve que le gothique australien a encore de beaux jours devant lui. Capiteux et malaisant quand il le faut, ce livre qui s'amuse des influences littéraires et folkloriques tient le lecteur en haleine autant qu'il le fait frissonner. Une très bonne surprise ; on ne manquera pas de suivre l'actualité de Krystal Sutherland, qu'on aura plaisir à retrouver pour de prochaines lectures.
 
 

samedi 18 octobre 2025

Nécropolis #1 : "La tour de l'aigle" - Fabrice Colin.

Editions Nathan, 2021.
 
 
 
    Violet, Robin, Astor et Lee-Anne sont Apprentis à l'Institut Saint-Ange. Cette école les forme à devenir les prochains Gardiens de Nécropolis, la cité où sont enterrés des milliers de morts qui n'ont pas trouvé le repos.
    Leur scolarité se passe sans accroche jusqu'au jour où une menace, bien plus terrible que les morts-vivants qu'ils ont l'habitude de combattre, s'abat sur eux... 
 
Suspense, aventure et magie dans un cadre gothique surprenant : une ville-cimetière !
 
  
 ***
 
 
    On l'a dit cet été : on s'est fait livrer toute une cargaison de romans de Fabrice Colin. L'avantage avec un auteur à la bibliographie aussi fournie que la sienne, c'est qu'on redécouvre sans arrêt des titres à côté desquels on était passé au moment de leur publication. Nécropolis est de ceux-là : avec son titre évocateur, son cimetière en couverture et la dimension gothique suggérée par le résumé, on peine à croire que ce livre nous ait échappé. Fort heureusement, il n'est jamais trop tard.
 

    Le royaume de Ravenor est l'objet d'une funeste malédiction : depuis plusieurs décennies, les morts sortent de leurs tombes, et c'est à un défilé sans fin de squelettes, zombies, spectres et esprits frappeurs plus ou moins bien intentionnés qu'on assiste au quotidien. Afin d'endiguer ce mal d'origine inconnue, on a prévu une cité bâtie en bord de mer et cernée d'un haut rempart et de tours de garde pour y acheminer toutes les sépultures : Nécropolis. Une ville-cimetière où ceux qui y vivent comme en quarantaine sont missionnés pour renvoyer à la poussière fantômes et morts-vivants. Pour ce faire, une école forme les futurs Gardiens, les professionnels chargés de cette très sérieuse fonction : l'institut Saint-Ange, gigantesque bâtisse gothique construite à flanc de falaise non loin de Port Mungo, où l'équipe pédagogique entraîne ses jeunes élèves à utiliser la Vertu, sorte de magie locale héritée des temps anciens, pour lutter contre les revenants. Parmi les apprentis, un quatuor composé de membres singuliers se démarque du lot : Robin, cadet d'une famille de Gardiens de génération en génération, Astor, jeune surdoué incollable sur l'Histoire de Nécropolis, Violet, la fille adoptive du directeur de l'institut, et Lee-Ann, protégée au caractère bien trempé de l'auguste famille Usher, les bienfaiteurs de Nécropolis. Ces quatre-là ne seront pas de trop pour affronter la menace qui plane sur la ville et à laquelle personne n'est préparé...
 

    Passée presque inaperçue à sa publication, Nécropolis n'en reste pas moins une très jolie pépite, une de ces lectures qu'on aurait adoré découvrir plus jeune. OVNI comme seul l'auteur sait en imaginer, ce premier tome nous propose une immersion dans un univers qu'on n'aurait pas forcément cru adapté à un jeune lectorat – mais ce serait oublier un fait pourtant évident : les enfants adorent se faire peur (c'est d'ailleurs toujours notre cas, en grand enfant que l'on est). Avec sa ville-cimetière et ses différentes catégories de morts venus fouler le sol des vivants, on pourrait craindre, aussi, que le texte sombre dans une abondance de macabre. Il n'en est rien : sans jamais se départir de l'atmosphère mystérieuse et inquiétante qui sied à ce type d'intrigue, Fabrice Colin sait suffisamment manier le fond et la forme pour rendre son univers accessible.
 

    D'autant que ce premier tome joue principalement le rôle d'exposition : il faut planter le décor nécessaire à la compréhension de l'histoire, transmettre au lecteur tous les codes – du vocabulaire technique propre à Nécropolis à la mythologie qui régit son fonctionnement. On se régale ainsi au passage des clins d’œil littéraires ou folkloriques, notamment les références à Edgar Poe qui donnent à cette saga des allures de Mercredi avant la lettre (et en bien mieux écrit). Probablement contraint à un nombre de signes prédéfini (relativement à la tranche d'âge visée), l'auteur se voir obligé de concentrer un maximum d'informations dans un minimum de pages et utilise tous les subterfuges possibles (un examen de connaissances à l'institut Saint-Ange permet par exemple, à travers les copies rendues par les élèves, d'avoir un compte-rendu détaillé de l'Histoire de la cité). Ce tome 1 est donc principalement informatif, même si des scènes d'action ou quelques révélations s'intercalent pertinemment ici ou là afin de maintenir éveillée l'attention du lecteur. L'auteur parvient ainsi à nous tenir en haleine jusqu'à la fin en cliffhanger, attisant notre curiosité quant à la suite de la saga.
 

     Mais plus encore qu'une simple bonne idée d'intrigue, Nécropolis, c'est aussi une écriture ciselée et des personnages attachants. Le style de Fabrice Colin y est reconnaissable, sans que l'on soit cependant en capacité de dire à quoi cela tient : une sensibilité particulière, une certaine poésie dans les descriptions, quelque chose qui saisit et retranscrit au plus juste ce qui fait le sel du réel et qui donne à tous ses écrits de fantasy un petit supplément d'âme. Dans cette même idée, ses personnages ont toujours quelque chose de vrai et dépassent leur existence de papier pour chuchoter à l'oreille du lecteur. Il s'agit certainement du fruit de l'expérience, mais nous, on préfère y voir un très joli sortilège.
 

En bref : Un premier tome qui vise principalement à poser le décor, mais qui n'en reste pas moins excellent. Fidèle à lui-même, l'auteur parvient ici à donner vie et sens à un univers de fantasy gothique où s'entrecroisent clins d’œil littéraires et idées de génie. On pourrait penser à un savant mélange d'Harry Potter et Ghostbusters, mais ce serait réduire le travail de  Fabrice Colin à un cocktail de références mainstream alors qu'il est bien plus que cela...


 

dimanche 12 octobre 2025

Créatures de chairs couturées : dans les archives du Terrier.

 

    Ouvrons le challenge comme il se doit : tous les ans, nous consacrons notre premier billet non pas à une nouvelle chronique à proprement parler, mais à une rétrospective des précédents articles dans le thème de l'année. Comme nous avons, depuis quelque temps déjà, beaucoup moins de disponibilités pour lire et partager nos lectures, ce patchwork d'ouvrages "déjà lus" (et, parfois, de films déjà vus) nous permet de vous faire patienter jusqu'aux nouveautés de la saison ! Or, en parlant de patchwork, il se trouve que Mary Shelley, ses créatures de chairs couturées et autres monstres dans la même veine sont des habitués du Terrier et de notre bibliothèque...
 
 
Les nombreuses vies de Mary Shelley :
 
 
 
 
    Ni tout à fait biographie, ni tout à fait essai, ce livre passionnant sur la célèbre autrice aborde autant sa vie que les questionnements éthiques de son œuvre, sans omettre la lecture psychanalytique des parcours croisés de ses parents avec son propre destin. Une lecture passionnante.  
 
 
 
 
Film catalogué bien trop vite, Mary Shelley allie parfaitement éléments classiques et modernité, rendant ainsi un hommage à cette grande figure littéraire tout en faisant d'elle un personnage universel et intemporel. Éminemment féministe, ce biopic parvient à être romanesque sans jamais être mélodramatique. Le jeu poignant d'Elle Fanning, à travers les épreuves que traverse son rôle et les opinions qu'il défend, permet de rappeler le caractère vif et engagé de cette auteure et d'en faire, encore aujourd'hui, un modèle digne d'inspiration.  
 
 
 
 
     Un roman fort et émouvant sur la figure de Mary Wollstonecraft, pionnière du féminisme en Angleterre et mère de la future Mary Shelley. En choisissant comme point d'ancrage les onze jours qui deviendront l'unique point de jonction entre la mère et la fille, Samantha Silva nous embarque dans un voyage passionnant dans le tumultueux siècle des Lumières, aux quatre coins de l'Europe, des salons des philosophes britanniques aux rues mouvementées du Paris révolutionnaire.
 
 
 
 
     Roman qui raconte de façon déformée l'épisode de la villa Diodati, La villa des mystères, "roman gothique dans le roman gothique", est un récit addictif et diabolique qui transforme l'un des plus grands faits divers de la littérature en parodie mordante, crue, et en même temps réussie. On passe de l'hilarité au frisson sans demi-mesure ; un vrai plaisir coupable.
 
 
 
 
 
    Mary, auteure de Frankenstein est un magnifique album pour la jeunesse. Objet de transmission qui a pour objectif de raconter l'histoire de Mary Shelley aux plus jeunes, cet album évite les écueils posés par la réelle histoire de la célèbre romancière en n'omettant pas de raconter les événements difficiles de sa vie, mais sans jamais tomber dans le pathos. Également porté par de superbes illustrations, Mary, auteure de Frankenstein est une ode à l'imagination, esthétique et envoutante.
 
 
 
 
     Dans la lignée de Mary, auteure de Frankenstein, un autre album qui s'attache à raconter aux plus jeunes la vie de la romancière Mary Shelley et la genèse de son célèbre chef-d’œuvre. S'il est moins riche en détails et en finesse, il n'en reste pas moins une autre façon très intéressante et également très esthétique de rapporter le parcours de cette femme extraordinaire.
 
 
 
 
    Inspirée par la mathématicienne Ada Lovelace, fille délaissée de Lord Byron, Lili Goth est une fable fantasmagorique dans un univers gothique au croisement d'Edward Gorey et de Lewis Carroll. Furieusement british, cette série déborde de clins d’œil culturels, littéraires et historiques et on y croise une romancière au nom très évocateur de Mary Shelleyzautres.
 
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Récits monstrueux :


 
 
    Roman biographique inspiré de la vie de la future Mme Tussaud, Petite est bien plus gothique et shelleyien qu'on pourrait le croire. Histoire d'abandon et de (re)création à travers les personnages de cire, ce roman du très burtonien Edward Carey est une fantasmagorie historique quelque part entre art et anatomie. Une pépite.

 
 
 
    Une famille de monstres mis au banc de la société par les gens bien-pensants, parce que leurs particularités, réelles ou symboliques, ne cochent pas les cases de la prétendue normalité. Très belle et émouvante évocation de la différence sous toutes ses formes (et aussi de tous les visages de la monstruosité), L'étonnante famille Appenzell, probablement l'un des chefs-d’œuvre de l'artiste Benjamin Lacombe n'aurait peut-être pas déplu à Mary Shelley...
 
 

 
     Hommage aux romans feuilletons d'antan, Les aventures extraordinaires d'Adèle Blanc-Sec débordent aussi de monstres, créatures en tous genres et savants fous. La tempétueuse héroïne de Tardi ne manque d'ailleurs pas une occasion d'évoquer Mary Shelley, comme c'est le cas dans le tome 3 du célèbre cycle de bandes-dessinées...
 
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Créatures et coutures :


 
    Apparue dans les colonnes du New Yorker quelque temps après la sortie au cinéma du Frankenstein de 1931, l'étrange famille de Chas Addams n'est pas sans évoquer l'atmosphère des bons vieux films d'horreur en noir et blanc. Par ailleurs, Max (Lurch en VO), le majordome des Addams, semble être un évident clin d’œil au monstre joué à l'écran par Boris Karloff. 
  
 
 
 
    Dans la continuité de la version papier de La famille Addams, nous nous devons d'évoquer son adaptation par Tim Burton sous la forme de la série Mercredi. Le réalisateur, très influencé par les films d'horreur à l'ancienne et amateur des créatures couturées à la Frankenstein, glisse partout des monstres abondamment suturés. Ici, même La Chose semble rafistolée de morceaux épars et Lurch est bien évidemment toujours fidèle à lui-même. Si Mercredi est très loin d'être la série du siècle, elle se laisse regarder sans déplaisir.
 
 
 
 
    Moins shelleyien que burtonien, La mécanique du cœur de Mathias Malzieu ne raconte pas moins l'histoire d'un enfant mort-né à qui on offre une seconde vie en lui greffant une horloge à la place du cœur. Si le clin d’œil à la créature de Frankenstein n'est pas des plus évidents, il reste qu'on devine quand même quelque chose d'un héritage... 
 
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    Voilà pour ce petit retour en arrière de nos précédents articles in the mood of Shelley. On revient très prochainement pour partager avec vous nos nouvelles lectures. Au programme : Frankenstein (évidemment!), la saga Nécropolis, la série Penny Dreadful, et bien d'autres... 
 
 
 

dimanche 5 octobre 2025

Bienvenue à la villa Dioati - ouverture du Challenge Halloween.


 
 
    Nous sommes en 1816, quelque part près de Genève. Au bord du lac Léman se tient, cachée derrière les haies et les broussailles, une villa haute de deux étages à la façade blanche et aux volets verts. Habituellement, elle dégage une agréable impression de réconfort et laisse imaginer aux passants un foyer chaleureux. Mais voici venue l'année du mécontentement : l'éruption d'un volcan situé à Tambora a provoqué un dérèglement climatique à l'échelle de toute la planète et voilà des mois qu'il pleut des trombes d'eau. Le ciel, noir et bas, est semblable à une nuit perpétuelle et semble refuser le lever du soleil.
 

    Derrière les vitres de la bâtisse, cinq occupants arpentent ses salons et ses couloirs, désespérant de voir revenir la lumière et la tiédeur du jour. Cinq augustes personnages. Celui qui a loué la demeure n'est autre que lord Byron, le sulfureux poète qui a dû fuir sa patrie dans un parfum de scandale. À ses côtés, son médecin attitré et souffre-douleur favori, le Dr John William Polidori - on raconte de ce dernier qu'il se meurt secrètement d'amour pour son célèbre patient. Leurs invités sont tous aussi célèbres, ou en passe de le devenir : Percy Shelley, étoile montante de la poésie (personnage non moins scandaleux que son confrère : il vient de fuir l'Angleterre, abandonnant sa femme, enceinte jusqu'au cou) ; sa maîtresse, Mary Wollstonecraft Godwin, fille de deux éminents penseurs des Lumières britanniques, et la demi-sœur de cette dernière, Claire Clairmont – dont le ventre, dit-on, a commencé à s'arrondir des œuvres de Byron.
 

    Vedettes de leur siècle, on parle de ces cinq-là partout dans les correspondances et les cancans, le petit groupe s'entourant sans cesse d'un nuage de scandale, entre fugues, adultères, alcool, opium, et publications impies. On se plait d'ailleurs à raconter que pour passer le temps dans cette gigantesque maison, tous se seraient livrés à des passe-temps que la décence nous interdit de rapporter. À moins que la rumeur n'ait inventé tout cela, la vérité étant beaucoup moins croustillante. Quoi de moins immoral (et donc, de moins palpitant), en effet, qu'un concours d'écriture ?
 
    Car après avoir lu l'intégral des Fantasmagories, puis s'être fait frissonner à l'évocation des légendaires résurrections du savant Erasmus Darwin ou de la méthode du Galvanisme qui ranimerait des matières mortes grâce au courant électrique, le petit groupe se lance un défi. Un défi d'écriture : engendrer l'histoire la plus effrayante jamais contée.
 

    Lorsque la jeune Mary Godwin s'enferme dans sa chambre ce soir-là, elle s'endort sous les yeux vides d'une jument : celle peinte sur la toile Le cauchemar de Füssli, où un horrible succube compresse la poitrine d'une jeune dormeuse qui semble s'abandonner à l'horreur. L'auteur du tableau n'est autre qu'un ancien amant de sa défunte mère, celle dont la modernité et la liberté avaient éclairé le XVIIIe siècle. Celle, aussi, que le désespoir avait poussée à la tentative de suicide.
 
    Lorsque Mary souffle sa bougie ce soir-là, c'est l'esprit hanté par le fantôme de sa mère et assailli d'images soufflées par les expériences contre nature d'Erasmus Darwin. Sa nuit sera agitée : rêve, vision ou visitation, elle assistera à la naissance d'un monstre. Non, pas d'un monstre : d'une créature, façonnée comme le golem dans la glaise par les mains de l'homme, constituée ici de fragments de corps profanés. Un patchwork humain qui, sous la force du courant électrique, s'anime et se dresse devant son créateur.
 

    Au réveil, Mary se jette sur sa plume et la plonge dans l'encre aussi noire que le ciel zébré çà et là d'éclairs aveuglants. Le texte qu'elle s'apprête à écrire sera l'un des rares enfants qui lui survivront, "hideuse progéniture", comme il lui plaira de la nommer, qui révolutionnera la littérature.
    Et dont on se souviendra 200 ans plus tard.
 
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    Pour ce Challenge Halloween 2025 aux côtés de nos géniales organisatrices Lou et Hilde, nous vous invitons à poser vos bagages près du lac Léman pour un séjour à la villa Diodati. Rendons hommage à l'imagination de Mary Shelley et à son cercle d'amis ; réunissons-nous autour du feu pour partager nos meilleures histoires de goules et de vampires.
 
    Car il n'y a rien de mieux, parfois, qu'une bonne histoire de fantômes...