Éditions Delcourt, 2019.
Peut-on,
sans les détruire, demander à des rêves d'enfant de répondre aux
questions que la vie pose aux adultes ? Voilà une interrogation à
laquelle tente de répondre ce splendide récit initiatique. La jeune
Faith habite un petit cottage isolé, quelque part dans la campagne
londonienne. Chaque nuit, pour fuir la maladie qui l'accable, elle
s'évade dans le rêve récurrent d'un monde poétique. Elle y retrouve
Beau- Minon, le prince-chat ou bonne-biche, la fée. Mais sous l'oeuvre
du temps, ce pays des merveilles est devenu sombre et inquiétant,
dévasté par une créature avide de peur et de sang. Comtesse veut
comprendre ce qui est arrivé, mais elle aussi a changé...
***
Après Dans les bois
d'Emily Carroll, voici une autre bande-dessinée qu'on avait mise de
côté depuis quelques temps pour la partager à l'occasion de cette 11ème
édition du challenge Halloween. Éditée chez Delcourt, elle réunit deux
talentueuses Françaises : la scénariste Nathalie Ferlut (également
auteure de Andersen, les ombres d'un conteur) et l'artiste Tamia
Baudouin ( illustratrice de la BD Artemisia, d'après la vie de la
peintre italienne, avec la même auteure à la barre). Dans leur deuxième
collaboration, les deux créatrices accomplies nous servent un conte
noir, mélancolique et poétique au croisement des influences.
Faith,
surnommée Comtesse, vit dans un monde de rêve depuis son enfance.
Toutes les nuits, elle rejoint ses amies Beau-Minon et Belle-Biche dans la Forêt des
Lilas, où les poissons flottent dans l'air et où chaque songe donne
naissance à une étoile. Voué à s'étioler chaque jour qu'elle rentre un
peu plus dans l'âge adulte, ce monde laisse chaque matin la place à la
triste de réalité. Nous sommes dans l'Angleterre du début du XXème
siècle et Comtesse, jeune femme encore enfant, subit les conséquences de
la mort de son père, dont elle ne parvient pas à faire le deuil. Son
agaçante sœur aînée Verity, mariée au charmant Anton, jeune médecin
talentueux, souhaite vendre le cottage familiale et conseille à sa
cadette de se trouver un époux, extrémité à laquelle se refuse la jeune
fille. Comtesse, de plus en plus faible, sent sa vie l'abandonner tandis
que les jours s'écoulent dans le cottage. Persuadée qu'elle est
mourante et que toute sa famille lui cache la vérité sur son état, elle
se laisse aller à rêver de nouveau à la Forêt des Lilas, délaissée
depuis longtemps. Elle y retrouve un territoire dévasté par une étrange
créature, tandis que Beau-Minon s'efforce de sauver de ce monde ce qui
peut encore l'être. Entre songes et quelques rares moments de
conscience, Comtesse va chercher à restaurer la paix de ses rêves autant
qu'à percer les secrets qui entourent sa vie...
Helena Bonham Carter à ses débuts dans Room with a view.
Dédié
à l'actrice Helena Bonham Carter – à qui Tamia Baudouin a d'ailleurs
emprunté les traits pour représenter Comtesse, l'héroïne – Dans la Forêt
des Lilas semble en effet coller tout à fait à la personnalité de la
muse burtonienne. Aussi, une fois la dédicace lue en début d'ouvrage, il
devient difficile de ne pas superposer sur la silhouette de Comtesse
les images d'Helena Bonham Carter dans les films en costumes de James
Ivory, qui semblent avoir suggéré une certaine atmosphère à cette BD, le
gothique en plus. Exploration du parallèle entre rêve et réalité par le
truchement de l'univers des contes de fées, Dans la Forêt des Lilas
s'inscrit en cela dans la lignée d'Alice au pays des merveilles de Lewis
Carroll, jusque dans ses éléments les plus saugrenus et inquiétants à la
fois. Il faut dire que N.Ferlut et T.Baudouin créent à elles deux une histoire pesante dans laquelle les songes,
pareillement aux nôtres, semblent vouloir sublimer sous l'apparence de
fables et de chimères le vécu quotidien.
Ainsi,
alors que les rêves de l'enfance n'étaient que fées et merveilles (quoi
que frôlant toujours la limite de l'inquiétant grâce à quelques
éléments suscitant ne seraient-ce qu'une légère angoisse, à l'image de
ces poissons dorés aux paroles énigmatiques), le retour dans la Forêt
des Lilas de Comtesse, tandis que sa vie semble s'effondrer, lui donne à
voir un univers gangréné. Reflet métaphorique des événements qu'elle
traverse? A en juger par l'alternance entre réel et imaginaire qui
emprunte bientôt un rythme effréné au point que les deux se confondent,
on parierait que oui. D'ailleurs, il nous semble que
l'omniprésence de la forêt, la mise en abyme conte/rêve/réalité, et la
lecture symbolique de l’œuvre indiquent encore une fois l'influence
d'Angela Carter, ou du moins de La compagnie des loups adapté par
N.Jordan.
Cela
dit, il reste que les thèmes explorés dans cette BD sont différents de
ceux chers à Angela Carter, et que les références ne sont pas les mêmes.
Si Dans la Forêt des Lilas s'amuse également des contes et du
songe pour symboliser de façon quelque peu angoissante le réel de
l'héroïne à travers un processus psychique délicieusement gothique,
l'auteure cherche ici davantage à interroger la question du deuil parental comme rite
de passage vers l'âge adulte, et à travers ce mécanisme complexe, la fin de l'enfance ( et donc la mort de l'enfant?... A moins qu'il en subsiste toujours quelques bribes...). En cela, Dans la Forêt des Lilas est habité d'une
mélancolie absente de l’œuvre de son aînée, et le personnage de Comtesse suscite
l'empathie du lecteur.
Autre
référence propre à Nathalie Ferlut pour cette BD : la Comtesse de
Ségur. En effet, il semble que les critiques et chroniqueurs qui se sont
penchés sur Dans la Forêt des Lilas aient tous oubliés leurs classiques
et, parmi ceux-ci, l’œuvre qui a donné ses bases à cette
bande-dessinée. La Forêt des Lilas ainsi que les personnages de
Belle-Biche et de Beau-Minon sont issus d'un conte de la célèbre
Comtesse de Ségur (auteur des Malheurs de Sophie) pour ses Nouveaux contes de fées
(sa première œuvre publiée, d'après les histoires qu'elle inventait
pour ses petits-enfants) : Histoire de Blondine, Belle-Biche et
Beau-Minon, que l'on peut aussi trouver sous le titre La forêt des
Lilas. Ce clin d’œil on ne peut plus inattendu donne au récit de
N.Ferlut toute sa singularité et une couleur unique.
Illustration pour l'Histoire de Blondine, Belle-Biche et Beau-Minon.
Et
en parlant de couleurs, parlons des illustrations de Tamia Baudoin. Son
trait faussement hésitant donne vie à des images d'une délicatesse
presque enfantine et d'une finesse arachnéenne, même si le style est
parfois inégal. Le traitement des couleurs est particulièrement
intéressant, les teintes criardes accompagnant une Comtesse lunaire et
les coloris lumineux, une Verity solaire. Deux univers s'opposent entre
la cadette et l'aînée, deux façons de penser et d'appréhender le monde,
l'ensemble étant d'une élégance romanesque propre à l'époque illustrée.
L'univers féérique de la Forêt des Lilas, avec ses chats bottés, ses
biches fées, et des carpes argentées, évoque autant l'esthétique de
Jacques Demy que l'onirisme de Miyazaki. Visuellement, c'est étrange et adorablement déroutant...
En bref :
Gothique et mélancolique, évoquant autant Jacques Demy que Miyazaki et
Tim Burton que la Comtesse de Ségur, Dans la Forêt des Lilas est un
conte sombre et onirique dont l’ambiguïté déstabilise le lecteur avec délice.
Oh, idée intéressante et illustrations de toute beauté !! quelle découverte !
RépondreSupprimerOui, j'ai été captivé par le graphisme ! C'est une BD qui mérite le nom de 9ème art.
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