Lessons in Chemistry, Doubleday, 2022 - La brillante destinée d'Elizabeth Zott, éditions Robert Laffont (trad. de C. Gaillard-Paris), 2022 - Leçons de Chimie, éditions Pocket, 2023.
Brillante ? Elizabeth Zott l’est. En tout. Mais
dans l’Amérique patriarcale des années 1960, rares sont les hommes qui
s’en aperçoivent. À l’Institut de chimie où elle travaille, les
remarques sexistes fusent à son passage. Quand on ne lui vole pas ses
recherches, tous la renvoient à cette cuisine dont elle n’aurait jamais
dû sortir… Alors elle y reviendra. D’une manière tout à fait
inattendue : elle devient la vedette de télévision d’une émission
culinaire très populaire. Son anticonformisme étonne, détonne, secoue
les ménagères… Reste trouver la délicate alchimie du bonheur…
Faites la connaissance de l’anticonformiste et intransigeante Elizabeth
Zott. Votre capacité à tout changer commence ici et maintenant.
***
Paru tout d'abord en France sous le titre La brillante destinée d'Elizabeth Zott, Lessons in chemistry a très rapidement bénéficié d'une réédition sous celui, plus littéral, de Leçons de chimie. La raison ? Probablement commerciale, pour faciliter le lien avec l'adaptation télévisée alors en cours de production. Ce qu'il y a à en retenir ? En peu de temps, du nombre de ventes à l'achat des droits pour le petit écran – en passant par la réédition et les réimpressions – l'ouvrage témoignait de tous les signes du phénomène littéraire. Et, de fait, Leçons de Chimie est ce qu'on pourrait qualifier de petit bijou.
"En 1961, à l'époque où les femmes portaient des robes chemisiers, adhéraient à des clubs de jardinage et conduisaient des voitures aux sièges envahis d'enfants sans ceinture de sécurité, et avant même de savoir que les années 1960 seraient le terreau d'un mouvement culturel qui ferait date dans l'histoire, et encore moins que ses participants passeraient les soixante années qui suivraient à en faire la chronique ; à cette époque où les grandes guerres étaient terminées et où des guerres secrètes étaient sur le point d'éclore et où les gens commençaient à penser différemment et à croire que tout était possible, la mère de Madeline Zott, trente ans, se levait à l'aube tous les matins, certaine d'une seule chose : sa vie était finie. Malgré cette certitude, elle n'oubliait jamais de passer dans son laboratoire pour préparer le déjeuner de sa fille."
Années 1960, États-Unis : Elizabeth Zott, jeune mère célibataire totalement en marge de sa génération de femmes au foyer disciplinées, se voit proposer par le plus grand des hasards l'animation d'une émission culinaire quotidienne à la télévision. Dans un premier temps, Elizabeth refuse : elle cuisine excellemment bien ? Oui, mais parce qu'elle est chimiste, et que la cuisine n'est ni plus ni moins que de la chimie. Alors jouer les épouses parfaites en tablier à fleurs devant les caméras, jamais. Quelques temps plus tard, moyennant quelques concessions des deux parties (mais surtout de la chaîne de télévision, car Elizabeth n'est pas femme à se laisser marcher sur les pieds), la voilà qui présente l'émission de cuisine la plus regardée du pays. L'origine de son succès ? Parler de gastronomie sous l'angle de la science, expliquant la subtile réussite d'une recette par la chimie des aliments. Ainsi, très certainement, que son franc-parler, son honnêteté, et son grand respect des téléspectatrices qui la regardent, n'en déplaise aux sponsors de la cuisine industrielle qu'elle n'a pas peur de dénoncer à une heure de grande écoute. Et, par-dessus tout, tout en s'exposant devant une plaque de cuisson, Elizabeth Zott invite en fait toutes ces femmes qu'on a cantonnées à des rôles de bonnes à tout faire à sortir de la cuisine. Dix ans plus tôt, années 1950 : Elizabeth Zott est une jeune laborantine aux compétences bien au-delà des missions qui lui sont confiées. Blacklistée des perspectives d'un doctorat parce qu'elle a dénoncé l'agression dont elle a été victime par son directeur de thèse, constamment rabaissée par ses collègues masculins parce qu'elle est bien plus intelligente qu'eux et critiquées par les femmes qui ne comprennent pas cette arriviste qui ne sait pas rester à sa place, Elizabeth n'en est pas moins la plus douée de tous. Dix années séparent donc la prometteuse (mais incomprise) chimiste de la présentatrice télévisée adulée de ses contemporaines (mais détestée du patriarcat). Du laboratoire au studio d'enregistrement, il n'y a qu'un pas... qui peut se faire dans les deux sens ?
"
La vie n'était pas une hypothèse que l'on pouvait tester et tenter de
démontrer à plusieurs reprises sans conséquence – quelque chose
finissait constamment par lâcher."
"Ainsi, le sujet de la famille était comme une pièce dans une demeure historique dont l'entrée était fermée à la visite par un cordon. On pouvait toujours y jeter un coup d' œil pour avoir la vague impression que Calvin avait grandi quelque part (dans le Massachusetts ?) et qu'Elizabeth avait des frères (ou était-ce des sœurs ?), mais il était impossible de pénétrer à l'intérieur et de jeter un coup d’œil furtif dans l'armoire à pharmacie."
Petit bijou. Gourmandise. Délice. Merveille. Difficile de trouver le mot qui qualifie le mieux Leçons de chimie. Aussi difficile que de répondre à cette question : à quoi tient l’inimitable saveur d'un roman ? A l'audace de la recette ? A l'ordre dans lequel on ajoute les ingrédients ? A l'arrière-goût que la préparation laisse sur les papilles ? Probablement à tout cela à la fois. On pourrait poursuivre la métaphore culinaire à l'infini, tant elle se prête bien, dans le fond comme dans la forme, à tout ce qui fait le sel de ce livre doux-amer. Premier roman de l'autrice américaine Bonnie Garmus, 66 ans, dont le tout premier manuscrit avait été refusé par 98 éditeurs, Leçons de chimie rassemble des éléments qui font l'unanimité. Une héroïne atypique, l'atmosphère rétro des années 60, un message féministe. Oui, mais encore faut-il avoir le tour de main pour éviter les écueils classiques du genre : en littérature, comme en cuisine – et comme en chimie – il suffit d'un faux pas pour que le soufflé retombe ; tout est une question de dosage.
"— Si je peux me permettre, dit-il poliment en montrant sa carte de presse, qu'est-ce que vous aimez dans cette émission ?
— Être prise au sérieux.
— Et les recettes ?
Elle lui jeta un regard incrédule. « Parfois, répondit-elle lentement, je pense que si un homme devait passer une journée à être une femme en Amérique, il ne réussirait pas à survivre au-delà de midi. »
La femme de l'autre côté lui tapota un genou :
— Être prise au sérieux.
— Et les recettes ?
Elle lui jeta un regard incrédule. « Parfois, répondit-elle lentement, je pense que si un homme devait passer une journée à être une femme en Amérique, il ne réussirait pas à survivre au-delà de midi. »
La femme de l'autre côté lui tapota un genou :
— Préparez-vous à une révolution."
Car Leçons de chimie aurait pu n'être qu'une simple romance ou un sage feel good book. D'ailleurs, on ne comprend qu'à moitié les critiques et articles qui résument le livre à ces deux étiquettes. Comme les avis qui le vendent sous la seule bannière du féminisme, label malheureusement devenu plus commercial que significatif d'une véritable intrigue de fond, parce que thématique dans l'air du temps et donc revendiquée à foison. Mais, voilà, Lessons in chemistry est bien plus que tout cela. Il y a tout d'abord l'écriture (et son excellente traduction en VF !), qui parvient à restituer avec une ironie mordante les années 1960, entre image d’Épinal et tableau au vitriol, mais aussi à donner corps aux différents protagonistes avec une étonnante justesse, jusqu'au personnage (car c'est un personnage) du chien, qu'on rêve tous d'avoir comme animal de compagnie. Cette justesse concerne bien sûr Elizabeth elle-même, qu'on ne se risquera pas à mettre dans une case, mais dont la personnalité très neuro-atypique élève le message du roman non pas seulement à la question de la place des femmes dans un monde d'hommes, mais à la place de tous ceux qui nagent à contre-courant dans un monde un peu trop bien ordonné. Un monde qui n'aime pas qu'on sorte du rang, bien entendu.
"La discrimination fondée sur la couleur de la peau n'est pas seulement
scientifiquement ridicule, c'est aussi un signe de profonde ignorance."
"Le problème, quand on était pasteur, c'est qu'il fallait mentir plusieurs fois par jour. En effet, les gens avaient besoin d'être constamment rassurés sur le fait que tout allait bien ou que tout allait s'arranger, plutôt que d'être confrontés à l'évidence de la réalité, à savoir que les choses allaient mal et allaient empirer. La semaine précédente, par exemple, il avait célébré un enterrement ; l'un de ses fidèles était mort d'un cancer du poumon. Le message qu'il avait alors adressé à la famille , dont tous les membres fumaient comme des pompiers, était que l'homme était mort non pas parce qu'il fumait quatre paquets par jour mais parce que Dieu avait besoin de lui. La famille, soulagée, l'avait remercié pour ses paroles."
Contre toute attente, parmi les autres éléments les plus réussis, il y a la construction de l'intrigue et ses revirements de situation, qui semblent toujours tomber à point nommé. Bonnie Garmus abuse-t-elle du Deux Ex Machina ? Très certainement. Et pourtant, sa maîtrise du tour de passe-passe ôte tout sentiment de facilité. Parce qu'elle parvient à intégrer parfaitement bien les hasards, coïncidences et petits miracles au canevas de son scénario, le tout s'apparente à un puzzle dont les pièces attendaient en fait depuis le début d'être assemblées les unes au bout des autres, comme une évidence. Et puis, parce que ce qu'elle raconte ne verse jamais dans le conte de fée, rien dans l'écriture de Leçons de chimie ne semble trop commode.
"C'est une chose d'être brillant, mais être brillant sans opportunité, c'en est une autre."
En effet, loin de servir une histoire lisse, Bonnie Garmus n'hésite pas parler de traumas et à semer des embûches dans le parcours de ses personnages – car il est bien connu que la route de celles et ceux qui se sentent trop à l'étroit dans le costume des conventions est rarement bordée de roses. En dépit de l'originalité de son intrigue et du caractère parfois extraordinaire de certains rebondissements, l'autrice, probablement aussi pragmatique et réaliste que son héroïne, nous parle finalement de la vie telle qu'elle est : un chemin long et souvent sinueux, mais avec aussi de belles étapes et une ligne d'arrivée. Elizabeth Zott, attachante malgré elle, devient une héroïne inspirante qui nous donne envie de croire à la résilience aussi bien qu'à nos ambitions.
"La chimie est inséparable de la vie. Par définition, la chimie, c’est
la vie. Mais comme votre tourte, la vie nécessite une base solide.
Dans votre maison, c’est vous, la base. C’est une énorme
responsabilité, le travail le plus sous-estimé au monde et qui,
pourtant, assure la cohésion de l’ensemble."
En bref : Véritable coup de cœur, Leçons de chimie est un roman à la fois délicieux et inattendu. Chroniques aigres-douces d'une jeune femme aussi charismatique que neuro-atypique et à total contre-courant des patriarcales années 60, ce roman nous parle bien entendu de féminisme mais surtout de différence, d'irrévérence, et de résilience. Héroïne résolument inspirante, Elizabeth Zott nous invite à sortir de la case trop étroite dans laquelle on nous a enfermé (quelle qu'elle soit) pour prendre notre destin en main. La chimie comme la cuisine deviennent alors des métaphores pleines de sens, portées par une écriture dont la maîtrise force l'admiration. Une pépite à bien des égards, un livre qui touche comme il enchante.
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