mardi 23 juillet 2024

Un manoir en Cornouailles - Eve Chase.

Black Rabbit Hall
, Michael Joseph, 2015 - NiL Éditions (trad. d'A. Oudoul), 2018 - Éditions 10/18, 2019.

    Cornouailles, 1968. Pencraw, un grandiose manoir en ruine dans lequel les Alton élisent domicile l’été. Le temps semble s’y être arrêté et défile sans encombre. Jusqu’au drame qui vient bouleverser leurs vies et arrêter le temps à jamais.Cinquante ans plus tard, avec son fiancé Jon, Lorna roule à la recherche du manoir des Lapins noirs, cette maison où elle a séjourné enfant. Elle rêve d’y célébrer son mariage. Tout dans cette vieille demeure l’appelle et l’attire. Mais faut-il vraiment déterrer les sombres mystères de ce manoir en Cornouailles ?
 
Une famille. Un secret. Un été tragique. Quatre vies bouleversées à jamais.

***
 
     On arrive un peu après la guerre : voilà déjà quelques années que ce premier roman d'Eve Chase, autrice britannique, patiente dans notre PAL. "Une lecture obligatoire pour les fans de Kate Morton et de Daphné du Maurier", nous dit fièrement le bandeau promotionnel de l'édition grand format. Difficile de ne pas succomber à l'appel, d'autant qu'on avait une furieuse envie de manoir anglais et de secrets de famille, cet été. La romancière, lauréate du prix Saint-Maur en Poche en 2019, a depuis gagné en popularité ; elle semble en effet avoir séduit les amoureux d'intrigues familiales sur plusieurs temporalités et de somptueuses demeures hantées par le passé.
 

"On ne peut pas rester petite quand on n'a pas de mère. Les générations font un bond comme dans les années bissextiles. On est obligée de grandir."

    Lorna, jeune trentenaire, est sur le point d'épouser Jon. Pour l'occasion, ils traversent l'Angleterre en long, en large et en travers à la recherche du lieu parfait pour la réception. Lorna en a écumé, des sites internet et des guides spécialisés, mais tout la ramène à ce manoir perdu au fond des Cornouailles, qui vient tout juste d'ouvrir ses portes à l'événementiel. D'ailleurs, le bâtiment est encore dans son jus, loin des normes de rigueur, de quoi faire grincer Jon des dents. Mais la future mariée refuse d'entendre raison : cette maison lui rappelle beaucoup trop celle que sa mère lui montrait régulièrement, petite, lorsque la famille séjournait dans la région pour les vacances. Plusieurs photos l'attestent. Pourquoi une telle fascination pour cet endroit ? Sa mère décédée, Lorna s'accroche à la perspective de célébrer là son mariage pour se connecter à elle. La propriétaire, la froide et mystérieuse Mme Alton, propose à la jeune femme de rester quelques jours sur place pour se familiariser avec les lieux. Au cours de son séjour, Lorna, comme aimantée par l'endroit, remonte le fil du temps jusqu'aux mystérieux événements de l'année 1969. Quels drames ont alors connu les enfants Alton, dont les noms sont encore gravés sur les arbres du parc ensauvagé ?
 

    Un manoir en Cornouailles avait donc tout pour nous plaire et il ne fait aucun doute que nous avons passé un très agréable moment de lecture, notamment grâce à la plume de l'autrice et à sa traduction impeccable. L'écriture d'Eve Chase, subtile, fait la part belle aux sens et aux atmosphères ; elle nous immerge avec délice dans l'univers fantaisiste et doucereux des enfants Alton (leurs promenades dans les bois, leurs rêveries et leurs jeux), le tout dans une savoureuse ambiance de carte postale anglaise. On ne peut qu'applaudir, aussi, son sens du rythme qui convient parfaitement à ce type d'intrigue : cultivant l'art des fins de chapitre, des transitions et de la tension dramatique, elle parvient à laisser le lecteur en haleine et à faire de ce roman un page turner réussi.
 

"Lorsque maman s'en va, la famille s'éparpille, telle la limaille de fer quand on retire l'aimant"

    Cela étant, le risque d'un récit à double temporalité, c'est qu'une époque se révèle moins intéressante que l'autre. En la matière, cet écueil est rarement évité et il est difficile de trouver des romans qui fassent exception ; quoi que très bon par bien des aspects, Un manoir en Cornouailles tombe malheureusement dans ce piège. En effet, si c'est à notre époque que se tient l'enquête de l'héroïne pour percer le mystère du Manoir aux Lapins Noirs, les réponses se trouvent bien évidemment dans les flash-back et les chapitres situés en 1969. Ces derniers ont ainsi plus de choses à raconter au lecteur, parce qu'il rassemblent un panel d'éléments familiers et caractéristiques de ce type d'intrigue (une famille qu'on imagine issue de la noblesse, un drame, plusieurs secrets et des relations complexes qu'on chercher à cerner et à comprendre).
 

"Je pense que les adultes s’érodent avec le temps, à l'image des rochers attaqués par la mer, tout en restant pareils, juste plus lents et grisonnants, avec ces drôles de rides verticales devant les oreilles. Les jeunes, eux, se transforment de semaine en semaine. Nous connaître, c'est courir à côté de nous, comme quand on veut héler un passager par la fenêtre d'un train en marche."

    Mais plus encore que cela, la narration y est pour beaucoup : là où les chapitres se déroulant en 1969 sont racontés à la première personne par Amber, ainée de la fratrie Alton, ceux prenant place à notre époque le sont à la troisième personne, ce qui instaure d'emblée une distance. Le style, excellent, évoqué précédemment, est en cela surtout associé à la voix d'Amber, ce qui donne à lire les plus beaux passages et apporte une densité indéniable : à travers ses yeux, les personnages sont plus complexes et plus beaux à la fois, dans toutes leurs contradictions. En comparaison, Lorna semble beaucoup plus simple, transparente, voire fade par moment. Les situations qu'elle vit paraissent également un peu plus artificielles, sans qu'on y retrouve, paradoxalement, le romanesque du récit d'Amber.
 

    C'est indéniablement tout un art que de parvenir à doser les ingrédients de ce type de roman ; admettons qu'il est difficile de passer après des autrices comme Diane Setterfield et son Treizième conte, parfait modèle du genre, ou Kate Morton et ses Heures lointaines. Dans ces deux exemples, le mystère persiste jusqu'au bout et la révélation finale est une surprise totale. Ici, malgré quelques audacieux et intelligents tours de passe-passe pour mettre son lecteur en déroute au jeu des hypothèses et des spéculations, on a très vite deviné où Eve Chase voulait en venir et quelle serait le twist ultime de l'intrigue.


"En réalité, quand on est aussi vieille que moi, Lorna, on s'aperçoit que la vie n'est pas du tout linéaire. Au contraire, elle est circulaire, et mourir est aussi difficile que naître: on revient juste au point qu'on croyait avoir quitté il y a longtemps. Comme les aiguilles d'une montre."

En bref : Si ce premier roman d'Eve Chase n'égale pas ceux de Diane Setterfield et de Kate Morton, il figure néanmoins parmi les exemples réussis du genre. L'écriture, fine et percutante, et le sens du rythme et du suspense sont les points forts de ce Manoir en Cornouailles. On lira à coup sûr d'autres titres de cette romancière !


2 commentaires:

  1. Hello Pedro! Je l'ai lu il y a quelques années mais j'avoue qu'avant de parcourir ton article, j'en avais quasiment tout oublié... Bel été à toi ! ^_^ Dans un manoir anglais, peut-être... ;-)

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    1. Coucou Fondant
      Maintenant que tu le dis, je me rappelle en effet l'avoir croisé sur ton blog :-) Il faut que je retrouve ton article !

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