dimanche 9 mars 2025

Les journaux (pas si intimes) de Marion 3 : Moi, autrice de génie ! - Faustina Fiore.

Poulpe Fictions, 2025.
 
 
    Marion adore inventer des histoires. Alors quand le prof qui dirige l'atelier d'écriture invite ses participants à dépeindre leur vie, elle se lance avec enthousiasme dans son autobiographie. Seulement la réalité est un peu fade et il faut bien en rajouter un peu ! Son nouveau quotidien tient en haleine ses lecteurs : elle fait de sa mère une marâtre qui veut se débarrasser d'elle et s'approprie les différentes mésaventures de ses copines. Des portraits peu flatteurs de son entourage, mais qu'importe, personne d'autres ne la lira, n'est-ce pas ? 
 
 
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    Et de 3 ! Après deux opus des Journaux (pas si intimes) de Marion, Faustina Fiore revient cette année avec une nouvelle aventure de Marion Mirabelle, la peste qu'on adore détester. Dotée d'une imagination débordante qui n'a d'égales que sa mauvaise foi et sa capacité à se créer des problèmes, la jeune Marion est déjà célèbre pour un double journal intime et une correspondance l'ayant successivement contrainte à mener des doubles vies pleines de péripéties... et de leçons de vie ! Ce nouveau tome n'allait bien évidemment pas faire exception à la règle...
 

    Marion a enfin décidé de mettre son imagination à contribution : elle rejoint un atelier d'écriture où elle va pouvoir raconter les histoires les plus abracadabrantes sans engendrer les problèmes dont elle est devenue coutumière. Enfin, presque, car ce serait mal la connaître. Alors que tout dans sa vie personnelle semble prendre une mauvaise tournure (sa mère et son beau-père attendent un enfant qu'elle nomme déjà l'Intrus et son père vient de rencontrer une nouvelle compagne), la préadolescente au caractère bien trempé, à la langue bien pendue et à la plume désormais affutée décide de sublimer son quotidien à travers l'écriture. Quitte à en rajouter un peu pour répondre aux consignes données en atelier. Qu'il s'agisse d'imaginer une courte pièce à la façon du théâtre classique, un poème ou un récit d'aventure, Marion transforme son quotidien en histoire romanesque où elle réinvente sa vie : ses parents y sont indignes et elle devient une malheureuse victime, rejetée et incomprise. Alors que ses camarades d'atelier d'écriture, tous pris de compassion pour la pauvre Marion, attendent avec impatience l'issue du terrible mélodrame qu'elle prétend vivre, l'apprentie autrice s'enfonce chaque jour un peu plus dans ses mensonges...
 

    Initialement conçu comme un one-shot, Les journaux (pas si intimes) de Marion avait finalement donné lieu à une première suite, excellente en dépit du défi particulièrement ardu à relever : ce n'était pas tout de raconter une nouvelle histoire de Marion, encore fallait-il parvenir à utiliser les mêmes ressorts (la thématique de la double-vie et des mensonges) sans tomber dans la redite. Avec sa correspondance affabulatoire, Faustina Fiore avait réussi à faire de son deuxième tome une véritable pépite. Mais se renouveler pour un troisième titre, sur le papier, ça commençait à devenir de plus en plus compliqué. A l'évidence, impossible ne rime pas avec Marion Mirabelle.
 

    La thématique de l'atelier d'écriture semble en effet toute trouvée : une activité où l'imagination débridée et fantaisiste de Marion va pouvoir s'exprimer sainement – mais où la question de la double-vie peut de nouveau s'inviter dès lors que la jeune fille se raconte comme l'héroïne de ses propres histoires, versions grossies, exagérées et mélodramatisées de sa propre vie. Tout en suivant la forme imposée par les différentes consignes données en atelier d'écriture, Marion livre d'un texte à l'autre un récit en plusieurs parties, mais qui emprunte donc tantôt à des genres spécifiques (théâtre, poésie...), tantôt à des registres particuliers (policier, science-fiction, thriller...). Le tout a un petit côté "exercice de style" savoureux qui fait de chaque production de Marion un pastiche hilarant. A travers la plume de son héroïne, Faustina Fiore s'amuse à l'évidence follement à en faire des caisses.
 

    Au visuel, on retrouve les dessins de Sess, qui avait déjà prêté son coup de crayon aux deux précédents tomes : une patte cartoonesque qui joue avec la mise en page pour coller à l'histoire. Les désormais traditionnelles pages lignées sur fond rose servent ici d'écrin aux textes de Marion et les onglets colorés pour figurer les textos et les mails sont de retour. Taches d'encre, gribouillis et autres graffitis parsèment toujours les pages du livre, dans ce style pop qui a fait le succès des deux premiers opus.
 

En bref : Un troisième opus qui parvient à jouer avec les mêmes codes que les deux premiers tomes sans faire dans la redite ! La thématique de l'atelier d'écriture permet à l'autrice et à son personnage de verser dans l'exercice de style, le pastiche n'étant jamais loin. Le résultat, drôle et savoureux, se veut aussi une belle déclaration d'amour à la fiction. 
 
 
Un grand merci à Poulpe Fictions pour cette lecture !


 

Et pour aller plus loin...

mercredi 5 mars 2025

Tante Dimity et le chantier maudit (Les mystères de Tante Dimity #3) - Nancy Atherton.

Aunt Dimity digs in (Aunt Dimity Mysteries #3)
, Penguin Books, 1998 - Seuil Editions, Label Verso (trad. d'A. Demoulin & N. Ancion), 2025.
 
    Avec la naissance de ses jumeaux, Lori Shepherd est plongée jusqu'au cou dans les purées de carotte et les biberons. Heureusement, une belle nounou italienne a été appelée en renfort au cottage des Cotswolds. Car Lori doit aussi tenter de régler la guerre civile locale déclenchée par les mystérieuses fouilles d'un archéologue.
    Lorsque ce dernier finit par déterrer bien plus que de simples vestiges, Lori décide de mener l'enquête avec Reginald, son fidèle lapin en peluche rose, et le carnet bleu de Tante Dimity. Son fantôme détient peut-être la clé des secrets enfouis de la petite bourgade de Finch...

Le troisième tome de la série d'enquêtes plus cosy que mystery, best-seller depuis 30 ans aux Etats-Unis ! 
 
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    Il y a peu, on vous parlait du tome 2 de la désormais célèbre série des Mystères de Tante Dimity, cosy murder au croisement du fantastique et de la carte postale anglaise, best-seller outre-Atlantique depuis trois décennies. Plus portée sur le réalisme magique que les crimes de sang, l'autrice Nancy Atherton avait démontré dans les deux premiers titres son talent pour tisser des intrigues surtout axées sur les secrets de famille. Nous étions curieux de voir s'il s'agissait-là d'une constante dans la série ou d'un pur hasard, aussi avions-nous hâte de découvrir ce Chantier maudit !
 

    On avait quitté Lori enceinte jusqu'au cou, on la retrouve mère heureuse (mais surtout fatiguée) des adorables (et très casse-cou) Will et Rob. Paniquée à l'idée qu'il puisse leur arriver quelque chose, la jeune maman passe son temps à anticiper le moindre danger, verrouiller la moindre porte, protéger le moindre angle de table basse. Plus sécurisée que le Pentagone, le cottage de feu Tante Dimity n'en ressemble pas moins à un véritable champ de bataille. Par chance, Lori se voit proposer les services de la nounou parfaite : Francesca Sciaparelli, fille d'un soldat italien arrivé au village pendant la Seconde Guerre mondiale et l'une des nombreuses enfants de cœur de Dimity. Dotée d'un véritable don pour les bébés, la jeune femme fait très vite le bonheur de la famille. Mais Lori étant apparemment destinée à n'être jamais tranquille, une drôle d'affaire secoue bientôt le village. Adrian Culver, un jeune archéologue, a investi les locaux de l'école pendant qu'il effectue des fouilles dans le Champs des Bas Morceaux, d'où il aurait déterré des vestiges antiques. Les découvertes, prometteuses, risquent de le faire s'attarder au village alors que Peggy Kitchen, sorte de double anglais de Mrs Olsen, espérait profiter des murs de l'école pour sa traditionnelle fête des moissons. L'insupportable rombière mène une véritable cabale contre l'archéologue et contre le changement que sa trouvaille promet au village : le tourisme ! Ajoutez à cela une vieille querelle de clocher avec la propriétaire du salon de thé, désireuse de profiter de la publicité, et un vol commis chez le pasteur, et vous obtiendrez un réjouissant micmac comme seule la campagne anglaise semble en connaître.

 
    On doit reconnaitre être vraiment tombé sous le charme de Tante Dimity avec ce nouvel opus. Malgré nos doutes à la lecture du premier tome, le regain d'intérêt provoqué par le deuxième avait laissé présager une continuité prometteuse. On ne pouvait être plus satisfait. Nancy Atherton parvient à se renouveler sans s'éloigner de la mythologie instaurée depuis La mort de Tante Dimity : pas de sang, pas de cadavre, pas de réelle enquête policière, mais du cosy mystery quand même, le tout servi avec douceur et quelques pâtisseries. La thématique du secret de famille, bien qu'elle resurgisse en fin d'intrigue, n'est pas la première intention de la romancière pour cette nouvelle enquête. En effet, dans Le chantier maudit, Nancy Atherton raconte les tensions et les secrets qui animent les petits villages, ceux habités depuis des générations par les mêmes familles, ceux où tout le monde se salue respectueusement mais se déteste cordialement, bref, l’archétype du village anglais tel qu'on le croise chez Agatha Christie. Comment disait la Reine du Crime, déjà ? Ah, oui, "Il n'y a pas de village tranquille".
 

    Mais comme on est ici chez Nancy Atherton, le tout est vu sous un angle volontairement plus léger. Aussi, les conflits qui animent le petit bourg de Finch prennent-ils rapidement la forme d'une tempête dans un verre d'eau, avec le comique de caractère qu'apportent des personnages excessifs comme le sont ses habitants. On rit de bon cœur devant les trésors d'ingéniosité de Peggy Kitchen pour monter le village contre l'archéologue, on glousse face à son ennemie de toujours, Sally, prise de folie des grandeurs au point de transformer son humble échoppe en Parthénon et surtout, on s'émeut. Car Nancy Atherton a aussi le don de créer des personnages particulièrement touchants, à l'image de Francesca et de son passé familial. On en apprend ainsi davantage sur les conditions de vie des immigrés dans le contexte d'après-guerre et on prend conscience de l'ostracisme à l'oeuvre dans les petites communautés restées trop longtemps fermées sur elles-mêmes.
 

    Tante Dimity est quant à elle assez peu présente dans ce troisième tome. Détentrice des secrets de Finch, elle semble avoir toujours une longueur d'avance sur les découvertes de Lori et connaître les ressorts secrets qui animent (mais aussi expliquent, voire excusent) les faits et gestes des personnages, même les plus vils. Son pouvoir s'exerce au-delà des (rares) conversations auxquelles elle participe par l'intermédiaire de son carnet, via l'entremise d'un certain lapin en flanelle rose qui aime décidément beaucoup trop se mêler des affaires des autres... 
 
Avec une dimension gourmande encore très présente : le tome 3 se termine sur une nouvelle recette...
 
En bref : Avec Tante Dimity et le chantier maudit, Nancy Atherton confirme son talent pour distiller une forme unique de cosy mystery ; elle excelle dans cet exercice dont elle semble avoir redéfini les codes. Sa vision très personnelle du "polar douillet", ici mâtinée d'un comique de caractère comme seuls en offrent les archétypes anglais, fait des merveilles. Vous en reprendrez bien une part ? 
 

Un grand merci à Verso pour cette lecture !

dimanche 23 février 2025

Happily ever after : conclusion d'un long challenge.


     Vous avez rangé les décorations de Noël depuis longtemps, mais au Terrier, on met seulement le point final aux festivités hivernales ! La faute au Temps, qui s'écoule toujours aussi étrangement dans notre monde (rien de magique là-dessous, en vérité : seulement les effets pervers du déménagement, des travaux, et de semaines d'un travail certainement bien trop chronophage).  Cela étant, il aurait été criminel de ne pas aller au bout de nos articles thématiques et, surtout, de ne pas conclure sur notre habituel billet récapitulatif.
 
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    Nous avons commencé la saison en donnant la couleur de ce Noël sous le signe du célèbre conte des frères Grimm, afin de participer à notre façon au décompte des semaines avant la sortie au cinéma du live-action Blanche-Neige par Disney (et ce bien qu'on soit assez peu convaincu par les premières images, mais c'est certainement le cas de beaucoup de monde). En guise d'appéteasing, nous avons honoré la tradition du florilège thématique, en listant en un article nos précédentes chroniques et publications consacrées de près ou de loin à cette histoire intemporelle.
 

 
    Puis nous avons partagé avec vous quelques albums, autant de nouvelles visions illustrées du conte de Grimm : le Blanche-Neige illustré par Sophie Lebot chez Auzou et celui mis en image par Mayalen Goust au Père Castor. A ces deux versions très calquées sur le texte des frères Grimm se sont ajoutées deux albums aux histoires réinterprétées par leurs auteurs : le Blanche-Neige raconté par Gaël Aymon, illustré par Peggy Nille, et celui écrit par Charlotte Moundlic et illustré par François Roca.
 
  
 

    Nous nous sommes également promené à travers le monde grâce aux versions alternatives que l'on peut lire dans différents pays du globe. Les histoires de Blanche-Neige racontées dans le monde, des éditions Syros, nous a emmené à la rencontre des sœurs et cousines de Blanche-Neige en Écosse, Bretagne, Afrique ou encore en Grèce. A cette sélection particulièrement exotique, nous avons ajouté la lecture de La princesse morte et les sept chevalier, réécriture russe par Pouchkine.
 
 

    Du côté des romans, nous avons tenté la collection Twisted Tale, avec une réinterprétation uchronique du Blanche-Neige de Disney : Un jour ma princesse viendra, déception annoncée et confirmée, puis nous avons partagé avec vous un ouvrage particulier, Il était plusieurs fois, livre dont vous êtes le héros inspiré par l'univers des contes traditionnels, écrit par des collégiens en situation de handicap psychique avec l'auteur Fabien Clavel.
 
 
 
    Enfin, nous avons évoqué une adaptation télévisée, le Blanche-Neige de Caroline Thompson, en son temps comparse de Tim Burton et dont la vision du conte est particulièrement esthétique et intéressante. Pour rester dans la catégorie "petit écran", nous avons profité de ce Noël thématique pour vous parler de la mini-série Le 10ème Royaume, madeleine de Proust dont l'évocation était on ne peut plus de circonstance !
 
 
     Et bien sûr, comme tous les ans (le changement de Terrier ne fait pas exception), nous avons célébré ces fêtes de fin d'année dans l'univers thématique choisi, une forêt enneigée ayant investi notre salon...
 


    Nous remercions comme de coutume notre chère Mya Rosa, consœur de chroniques et de lectures, qui nous rassemble tous les hivers autour de son challenge Christmas Time. C'est toujours un plaisir de découvrir les ouvrages partagés par les contributeurs et d'échanger autour de nos traditions festives. On sera évidemment de la partie l'année prochaine, et quelque chose me dit que le futur thème est déjà tout trouvé...
 
 
 
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See you in december !

 

mardi 18 février 2025

Blanche-Neige - Texte de C. Moundlic & illustrations de F. Roca.

Éditions Albin Michel Jeunesse, 2019.
 
    Ce conte traditionnel aux multiples versions n’en finit pas de nous fasciner et, par ses motifs simples et bruts, de nous toucher quel que soit notre âge, notre culture... Charlotte Moundlic réécrit et raccourcit légèrement le conte tout en gardant sa structure ; elle met en avant avec subtilité la perversité d’une femme, la belle-mère n’acceptant pas le changement, son rôle parental, la transmission. Centré sur l’égoïsme d’une Reine obsédée par son apparence et dénuée de toute humanité, le texte nous permet aussi d’entendre ce que ressent Blanche-Neige, l’enfant maltraitée.
    Charlotte Moundlic choisit une fin questionneuse que le lecteur, la lectrice interprétera à sa convenance : si Blanche-Neige est rayonnante de vie, est-ce une illusion souhaitée par les nains ou bien la magie (la bienveillance de l’amour) permet-elle de sauver la jeune fille ?
    Le peintre François Roca s’empare avec jubilation des scènes emblématiques du conte et peint (peinture à l’huile) la nature et les personnages d’une manière solennelle laissant percevoir les beautés ou les noirceurs intérieures ; et restitue merveilleusement l’atmosphère atemporelle du conte.
 
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    Nous terminons notre sélection d'albums sur Blanche-Neige avec ce titre paru chez Albin Michel Jeunesse en 2019. Loin d'être une énième version illustrée du texte de Grimm, cet ouvrage propose une réécriture de la plume de Charlotte Moundlic, autrice de littérature enfantine, mise en image par le talentueux, connu et reconnu François Roca.
 

    Contrairement à l'album de Gaël Aymon et Peggy Nille qui recoupait différentes versions russes au texte de Grimm, ce livre-ci conserve bien la trame de la version allemande et ne comporte de prime abord que peu d'éléments nouveaux. Les libertés prises par Charlotte Moundlic sont plus subtiles et vont relever de la mise en mots, de la narration, et de l'interprétation qu'elle propose (ou parfois suggère seulement) de certains éléments du conte. Le remariage du roi y est par exemple une nécessité politique, les retrouvailles de la princesse avec sa belle-mère tiennent ici à l’obligation de la présenter à la cour lorsque vient son adolescence, etc. Des détails, pourrait-on dire, mais qui apportent en fait beaucoup en ce qu'ils vont donner de densité, de relief, à l'intrigue initiale.
 

    Parmi les autres réinterprétations non négligeables, on évoquera le rôle que donne (ou ne donne pas, justement) l'autrice au miroir, qui n'a ici rien de magique. Ce sont avant tout les rumeurs colportées dans le royaume qui amènent la reine à jalouser Blanche-Neige, son objet fétiche incarnant mieux que jamais son narcissisme dévorant. Une reine qui, une fois n'est pas coutume, rappelle dans ce texte-là aussi Lady MacBeth. Figure anti-maternelle avide de pouvoir, calculatrice, un peu sorcière et psychologiquement instable, la Méchante Reine de Charlotte Moundlic cède plus d'une fois aux pulsions de violence, notamment quand elle étrangle le chasseur de ses mains après avoir compris sa trahison.
 

    Le propos, plus sombre, n'est pour autant pas exempt de morale ou de matière à la réflexion. Blanche-Neige est ici une enfant vulnérable soumise à la rudesse du monde des adultes, contrainte de s'émanciper pour trouver son chemin. Accueillie chez les nains, elle partage ses connaissances avec eux, le personnage devenant une figure éclairée et non plus seulement la fillette-femme-au-foyer du conte de Grimm. Charlotte Moundlic pose sur le personnage un regard nouveau, quasi philosophique, bien plus complexe que le souvenir qu'on en avait. Jusque dans le final, ouvert et sujet aux interrogations du lecteur, cet album surprend par sa double-lecture et sa maturité.
 

    Côté illustrations, François Roca nous avait déjà subjugué avec sa mise en image de Dracula pour L'Ecole des Loisirs il y a quelques années. L'artiste, dont le talent a traversé des décennies de littérature jeunesse sans prendre une seule ride, met toute la magie de son coup de crayon et de son pinceau au service du célèbre conte. Dans un style très figuratif que sublime la peinture à l'huile, il met en scène une Blanche-Neige aux faux airs de Bettie Page dans des décors médiévaux que ne renieraient pas les peintres préraphaélites. Son art pourrait sembler extrêmement classique, mais s'il l'est, c'est dans le sens noble du terme. Car la profondeur de ses décors et le clair-obscur de ses compositions continuent de nous hypnotiser comme personne...
 

En bref : Une relecture à la fois subtile et extrêmement intelligente du conte des frères Grimm. Ce Blanche-Neige raconté par Charlotte Moundlic se veut davantage un récit d'apprentissage qui donne à réfléchir qu'un conte pour endormir les enfants ; il témoigne ainsi de la portée inaltérable et intemporelle de nos textes fondateurs. Les illustrations incroyables de François Roca, indétrônable, parachèvent le tout, la profondeur de la forme faisant écho à celle du fond. Un album d'une beauté rare et complexe.
 

dimanche 16 février 2025

Il était plusieurs fois - UEE du DITEP H. Viet & les 6èmes2 du collège C. Flammarion, avec Fabien Clavel.

Il était plusieurs fois - un conte dont vous êtes le héros, autoédition, 2023.
 
    A l'occasion de sa nouvelle création, l'UEE du DITEP Henri Viet vous invite à un voyage fantastique. Avec la participation des 6ème2 du collège Camille Flammarion et grâce à l'accompagnement de Fabien Clavel, auteur jeunesse de fantasy et de livres-jeux, ils ont concocté pour vous une aventure interactive : dans ce livre, c'est vous qui êtes le héros.
    Incarnez le rôle de Camille, qui part à la recherche de sa grand-mère disparue dans un univers où les contes de fées sont réels... mais aussi les ogres, le Grand Méchant Loup et les dragons ! Saurez-vous affronter les dangers qui se dresseront sur votre chemin ?
Traversez le miroir pour le découvrir !
 
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    On parle ici très rarement de notre travail, celui qu'on mène dans notre autre vie (vous savez, celle qu'on appelle active). Mais on a déjà très clairement exprimé qu'on officiait dans le médico-social (plus précisément dans le champ du handicap) et qu'on portait tous les ans un projet culturel particulièrement conséquent auprès des adolescents de la structure. Parce que ce projet-ci entre en résonance avec nos chroniques thématiques du moment et, surtout, parce qu'on aime rien de plus que mettre en avant le talent fou de ces jeunes, on tenait aujourd'hui à ouvrir une petite brèche dans nos habitudes, juste le temps de vous parler un peu d'eux. Alors, certes, il y aura un peu de sigles et de termes techniques le temps de vous poser le décor, mais on vous promet qu'une fois familiarisés avec notre univers, vous n'aurez qu'une envie : les lire et découvrir, vous aussi, de quoi ils sont capables.
 

    Les noms d'oiseaux dans l'intitulé de l'article ont dû vous faire écarquiller les yeux ; prenez une grande inspiration, on vous explique tout. Un DITEP (Dispositif Institut Thérapeutique, Educatif et Pédagogique) est un établissement médico-social dont la vocation est d'accueillir les enfants, adolescents et jeunes adultes présentant des difficultés psychologiques. Si leurs compétences cognitives et intellectuelles sont préservées, elles sont parasitées par une réelle souffrance psychique qui les empêche d'avoir un plein accès aux relations sociales et aux apprentissages, un processus handicapant qui nécessite donc l'accompagnement pluriel prodigué par ce dispositif. Accompagnés par des professionnels éducatifs, thérapeutiques et pédagogiques, certains de ces enfants ont parfois besoin d'une scolarité en interne, en Unité d'Enseignement (UE) ; l'UEE (Unité d'Enseignement Externalisée) dépend de la structure médico-sociale, mais est délocalisée dans les murs d'un établissement scolaire ordinaire.  Dans le cas présent, c'est une UEE de sept collégiens, lesquels bénéficient d'une inclusion la plus complète possible.
 

    Depuis maintenant plus de dix ans, nous portons avec quelques collègues (certainement aussi fous que nous) des projets de médiation culturelle à destination de ces élèves, projets qui s'étendent à chaque fois sur une année complète et qui donnent lieu à une restitution finale. Celle-là s'articule dans la plupart des cas autour d'un livre (un vrai) écrit de leur main et autoédité. Depuis notre toute première action, nous avons eu la chance de bénéficier des interventions d'autrices et d'auteurs prestigieux, de Faustina Fiore à Fabien Clavel en passant par Eric Boisset. Si ces projets semblent s'intégrer à l'enseignement artistique et culturel propre à l'enseignement scolaire classique, notre approche est ici plus large et vise des objectifs différents. Ces projets sont certes scolaires, mais tout autant éducatifs et thérapeutiques. La création artistique, culturelle ou littéraire n'est ici pas une fin, elle est un moyen qui vise à leur redonner confiance en leurs capacités, rééduquer des compétences, mettre aux travail des représentations, leur redonner une place et une légitimité. Depuis 2018, la pertinence de ces actions permet désormais de bénéficier d'un financement par l'ARS (Agence Régional de Santé) et par la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles), double articulation qui traduit bien les enjeux à l'oeuvre : l'art et la littérature peuvent être des médiations soignantes ou, tout du moins, qui prennent soin. Inutile de vous rappeler qu'on est fervent adepte de la bibliothérapie...
 

    Après avoir travaillé le récit épistolaire, la poésie, l'album illustré et le roman de fantasy, nous avons proposé de leur faire découvrir, en 2022, le livre-jeu – et plus précisément le "livre dont vous êtes le héros", qui connait depuis quelque temps un vrai regain d'intérêt. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons. Sur la forme, tout d'abord, après que les élèves aient appris à maîtriser les codes de l'écriture de fiction et la structuration d'un roman, quel meilleur prolongement que d'appréhender sa version déstructurée ?  Mais surtout, sur le fond et sur les motivations à l'origine de l'idée, il s'agissait de travailler à travers la rédaction d'une intrigue à choix multiples les mécanismes de la planification et de l'alternative, souvent mis à mal chez ce public à besoins spécifiques. Pour augmenter le projet d'une dynamique d' "inclusion inversée", nous avons proposé à une classe de sixième ordinaire et à son équipe pédagogique de nous rejoindre dans l'aventure et, en guise de guide, nous avons bénéficié des interventions et des précieux conseils de l'excellent Fabien Clavel himself (oui, oui, le seul et l'unique).
 

    L'univers de référence était tout trouvé et, là encore, n'avait rien d'un choix hasardeux : les contes traditionnels, pour l'empreinte qu'ils ont laissé dans l'imaginaire collectif, ce qu'ils véhiculent de symboles et, évidemment, pour leur seconde lecture psychanalytique, constituaient un terrain de jeu fascinant. Avant toute chose, il a donc fallu lire, relire et surtout (re)découvrir les textes de Perrault, Grimm et Andersen, ainsi que quelques autres versions plus anciennes et autres contes orientaux afin de construire un univers de référence, une "banque de données", tout en l'analysant et en partageant ce que ces textes pouvaient leur renvoyer, provoquer en eux. Puis, avec l'aide de Fabien et ses supports méthodologiques, construire une mindmap qui se substitue au plan classique d'une intrigue linéaire afin d'avoir une vision claire de cette histoire à tiroirs, du début à son dénouement en passant pas ses (nombreux) milieux.
 

    Le synopsis s'est rapidement échafaudé : Camille, un protagoniste adolescent (ou adolescente ?) fait face à la récente disparition de sa grand-mère. Lorsqu'un miroir magique dissimulé dans le grenier de cette dernière l'emporte dans une réalité alternative où les contes, bien que réels, ne se sont pas tous très bien terminés, Camille doit apprendre à survivre dans cette étrange contrée et découvrir ce qui est arrivé à sa grand-mère. Ce pays lui apprendra bien plus de chose à son sujet que quiconque aurait pu l'imaginer et lui révélera un secret de famille enfoui depuis longtemps...
 

    A l'histoire de Camille sont venus se greffer, à la façon d'un patchwork tiré de la "banque de données" évoquée plus haut, les personnages, décors et objets magiques inspirés des contes classiques redécouverts en classe. Regard adolescent oblige, les élèves se sont amusés avec les références, ont glissé une bonne dose d'humour et ont joué avec les anachronismes. On croise ainsi une fée chargée de fournir les carrosses royaux grâce au champs de citrouilles mis à sa disposition, de vilaines demi-sœurs qui se battent pour des paires de chaussure comme à l'ouverture des soldes, ou encore d'une Reine des Neiges qui, au grand soulagement de Camille, ne se met pas à chanter ! Une fois n'est pas coutume, le conte de Blanche-Neige s'est naturellement invité en force, comme si sa place dans les fondations de leur scénario coulait de source.
 

    Outre l'exercice ardu de la construction et l'exigence de la rédaction, les multiples chemins et périples possibles empruntés par le personnage ont contraint les élèves à rester vigilant quant à la cohérence de l'ensemble, d'autant que le tout devait fonctionner avec trois fins alternatives. Autre challenge ? Choisir un protagoniste au prénom épicène afin de permettre au lecteur ou à la lectrice de s'y reconnaître sans la barrière du genre, et devoir pour cela bannir toutes les marques de masculin et de féminin se rapportant au personnage principal. Le résultat était réussi, au-delà de nos espérances, jusque dans les objectifs initiaux du projet. Et comme on aime à faire les choses bien, on a poussé le vice jusqu'à leur faire reproduire l'univers du livre sous forme d'une carte grâce à un site prévu pour la création de jeux de rôle, et, évidemment, à concevoir une image destinée à la couverture du livre. Pour cela, nous les avons fait travailler sur une création en 3D, un paper art inspiré des œuvres d'artistes comme Jodi Harvey Brown ou Emma Taylor.
 
 
    Deux ans plus tard, nous avons continué l'aventure créative avec la conception d'un jeu de société et, actuellement, d'un album photo de famille fictive dans un univers de freaks à la Burton, mais Il était plusieurs fois reste à ce jour une grande fierté pour les élèves (et, par extension, pour nous autres accompagnants et porteurs du projets aussi, mais surtout parce qu'on est très fiers d'eux). Nous vous invitons à découvrir cette petite pépite qui a tout du vrai bouquin, disponible à la commande en ligne ICI.
 

En bref : Quand des élèves en situation de handicap psychique s'associent à une classe de collégiens ordinaires et à un auteur jeunesse de première classe pour se lancer dans l'aventure de l'écriture, le résultat vaut largement le détour. Livre dont vous êtes le héros inspiré par l'univers des contes classiques, Il était plusieurs fois fourmillent de clins d’œil, s'amuse de la culture littéraire et témoigne des compétences d'écrivain insoupçonnés de ces apprentis romanciers. Si vous ne nous croyez pas assez objectif pour en juger, allez vérifiez par vous-même : vous nous donnerez raison.