samedi 10 juillet 2021

Le jeu de la dame - Walter Tevis.

The Queen's Gambit
, Random House, 1983 - Éditions Albin Michel, 1990 - Éditions 10/18, 1994 - Éditions Gallmeister ( nouvelle trad. de J.Mailhos), 2021.
 
    Kentucky, 1957. Après la mort de sa mère, Beth Harmon, neuf ans, est placée dans un orphelinat où l’on donne aux enfants de mystérieuses ”vitamines” censées les apaiser. Elle y fait la connaissance d’un vieux gardien passionné d’échecs qui lui en apprend les règles. Beth commence alors à gagner, trop vite, trop facilement. Dans son lit, la nuit, la jeune fille rejoue les parties en regardant le plafond où les pièces se bousculent à un rythme effréné. Plus rien n’arrêtera l’enfant prodige pour conquérir le monde des échecs et devenir une championne. Mais, si Beth prédit sans faute les mouvements sur l’échiquier, son obsession et son addiction la feront trébucher plus d’une fois dans la vie réelle.
 
*** 

    C'est LA série qui a conquis le cœur des critiques et des abonnés Netflix. Alors que rien ne laissait présager un tel succès, Le jeu de la dame (The queen's gambit en VO) est devenu l'un des programmes les plus plébiscités de la fin d'année 2020 quelques jours à peine après la mise en ligne de ses sept épisodes sur la célèbre plateforme. La popularité de cette mini-série a permis de faire redécouvrir le roman d'origine, écrit par l'Américain Walter Tavis ; si les ventes en librairie se sont envolées rapidement outre-Atlantiques, il a fallu attendre en France la nouvelle traduction du roman, réédité pour l'occasion par Gallmeister en avril dernier. 
 
 Trailer de la mini-série Netflix inspirée du roman.

    Beth Harmon est orpheline. Sa mère est brutalement décédée et il n'y a plus de père depuis longtemps, aussi son destin semble-t-il tout tracé : la fillette est envoyée en orphelinat, au foyer Methuen, où les enfants se laissent porter par un morne quotidien, entre les cours, l'office religieux, et les nombreux traitements dont on les gave chaque jour pour réguler leur humeur. Alors qu'elle est envoyée au sous-sol pour nettoyer la brosse du tableau noir (privilège réservé aux meilleurs élèves), elle y rencontre le vieil homme à tout faire de l'institution, occupée au-dessus d'un jeu d'échecs. Intriguée, Beth tisse au fil de ses visites un lien étrange avec le factotum, qui répond à sa curiosité en lui proposant quelques parties. Il apparait alors rapidement que Beth, sans qu'on puisse s'expliquer comment, est en fait un véritable génie des échecs, un prodige. De l'orphelinat à sa famille d'accueil, du lycée - où tout, y compris ses camarades, l'ennuie - aux premiers tournois auxquels elle participe, des premiers trophées aux grands championnats internationaux, Beth écrit son histoire avec comme seul guide ces soixante-quatre cases qui constituent désormais tout son univers. Mais la talentueuse jeune fille doit aussi apprendre à vivre avec ses démons : les traitements consommés à outrance du temps de l'orphelinat ont laissé en elle une marque indélébile qui, parallèlement à sa fulgurante ascension dans l'univers des échecs, l'entrainent dans la chute destructrice de l'addiction...
 
Premières éditions françaises, grand format et poche.
 
     Il est fort probable que personne ne se soit risqué à la lecture de ce roman sans la série télévisée : son esthétique superbe, sa mise en scène léchée et son interprétation magistrale ont constitué des appâts non négligeables. Reconnaissons en effet que le monde des échecs n'est pas assez séduisant pour convaincre le premier lecteur venu de se lancer dans Le jeu de la dame, le résumé pouvant laisser croire qu'il est réservé aux seuls initiés des damiers et des plateaux bicolores. Or il n'en est rien : si les échecs ont effectivement une place importante, si l'auteur était bel et bien joueur lui-même et s'il est évident qu'il a fait de minutieuses recherches pour donner vie aux parties avec le plus de crédibilité possible, il en va ici des échecs comme il aurait pu en être de n'importe quelle activité qui aurait galvanisé l'héroïne.
 
Éditions originales.
 
    Car c'est Beth qui reste le réel sujet de l'histoire. L'univers des échecs n'a de sens que parce qu'il illustre avec une analogie quasi symbolique la structuration de la pensée de cette jeune fille, extraordinaire par son intelligence atypique. Dans un monde en perpétuel mouvement, au fil d'un parcours semé de ruptures, le jeu d'échecs devient finalement le seul repère stable auquel peut s'accrocher cette héroïne solitaire. De tournoi en tournoi, jouer, déjouer les attaques de l'adversaire et gagner deviennent les seules motivations de Beth, le seul intérêt de chaque nouvelle journée. Il n'est nul besoin de connaître les règles pour comprendre ce qui se joue à chaque partie : la prose limpide de l'auteur suffit, dans la description du plateau et des coups successifs, pour cerner la tension dramatique de chaque scène et la vivre aussi intensément que Beth elle-même.
 

    Walter Tevis, qui s'est inspiré de son propre rapport à l'alcool pour raconter les addictions de Beth, a imaginé une héroïne tellement humaine au-delà de son intelligence unique qu'on a tous cru à un moment ou à un autre que Le jeu de la dame était adapté d'une histoire vraie. Mais non, Beth est une pure fiction. Elle n'en demeure pas moins fascinante et inspirante, dans ses faiblesses autant que dans ses forces. A travers sa consommation démesurée de drogue et d'alcool, la jeune fille puis jeune femme appréhende son corps comme un vaste terrain d'expériences dont elle cherche à avoir la maîtrise en frôlant dangereusement ses limites. En quête tantôt de paix, tantôt d'une stimulation égale à celle que lui procure un plateau d'échecs, Beth cherche par tous les moyens possibles à se rappeler qu'elle est bien vivante malgré les deuils et pertes qui jalonnent son chemin. Le fidèle lecteur l'accompagne sur cette voie dangereuse, entre génie et folie, en quête de résilience.
 

 
En bref : Un roman brillant qui méritait d'être redécouvert. Malgré l'aura trop cérébrale qu'il laisse imaginer de par la thématique des échecs, Le jeu de la dame est en fait un puissant roman initiatique doublé d'un thriller psychologique intense ; son héroïne, Beth, solitaire, instinctive et prodigieusement intelligente, parvient à conquérir le lecteur malgré sa personnalité atypique. Avec elle, on chute et on se relève plusieurs fois sur ce vaste plateau d'échecs qu'est la vie, jusqu'à remporter l'ultime partie.

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