dimanche 5 décembre 2021

Une Fêlure - Emmanuel Régniez.

Éditions du Tripode, 2021.
 
 
 On le sait, et l'oublie trop souvent, les contes ne sont pas que pour les enfants. Ils disent ce qu'il y a de plus terrible et dangereux. Bien mieux, bien plus, que beaucoup de romans.
    
Une Fêlure est un récit. C'est aussi un conte. Il livre l'errance, l'horreur d'une famille. Et révèle comment la littérature peut sauver alors la vie. 
 
Emmanuel Régniez est écrivain. Son œuvre est publiée aux éditions Le Quartanier (L'ABC du gothique), au Tripode (Notre château, Madame Jules, Une Fêlure) et aux éditions Marges en Pages (Ordinaire(s) - 24 chants).
 
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    Il y a un peu plus d'un an, nous avions partagé avec vous notre avis sur Notre château, premier roman de l'auteur Emmanuel Régniez. Sur la base d'un résumé fort alléchant, cet hommage au genre du gothique nous avait cependant laissés une impression très mitigée une fois le livre refermé. En effet, si le jeu des références était un véritable cadeau pour les lecteurs chevronnés du genre, l'intrigue évoquait beaucoup trop le glaçant Nous avons toujours vécu au château de Shirley Jackson, dernière grande impératrice du gothique américain. Malgré notre volonté à aimer le livre d'Emmanuel Régniez et à nous convaincre de notre intérêt, nous avions finalement admis être restés sur notre faim. Nous en avions retenu un excellent potentiel et l'amorce de nombreuses idées prometteuses, mais aussi un texte qui ne parvenait pas à s'affranchir de ses inspirations pour raconter "son" histoire.

    Comme en réponse à notre article, Emmanuel Régniez sortait quelques temps plus tard Une Fêlure, aux mêmes éditions du Tripode. Cette fois, c'était bel et bien son histoire qu'il allait nous raconter. Voire même nous conter, car l'éditeur l'annonce d'emblée, dès la quatrième de couverture : ce récit (comprenez ici "texte relatant des faits réels") est aussi un conte. Il nous livre la jeunesse et l'histoire familiale de l'auteur, également narrateur, sous forme de fragments, photographies d'instants éparses de son enfance, qui, mis bout à bout, font roman. Un roman divisé en quatre parties, découpage loin d'être anodin...
 
 
Premier roman de l'auteur, publié en 2016.

    Le premier quart du livre nous rappelle ce qu'on avait reproché à Notre château : une narration trop fabriquée et qui, pêchant par excès, reste lisse là où elle ambitionne d'être profonde. Le narrateur nous relate par scènes et souvenirs dispersés une enfance idyllique faite d'amour et de roses en fleurs ; on se doute que le revirement de situation nous guette au détour d'une page, mais quand même, on reste perplexe... Puis la seconde partie débute et l'on comprend que le romancier vient de nous servir un magnifique trompe-l’œil, comme une version idéalisée et maintes fois racontée pour mieux dissimuler la réalité, trop horrible.

        C'est là que le récit devient véritablement intéressant, dans son fond comme dans sa forme : après une première partie volontairement policée, Emmanuel Régniez nous raconte en seconde partie la réalité telle qu'il s'en souvient. Il n'omet pas de relater au passage l'histoire familiale de ses parents, laquelle laisse deviner deux dynasties marquées par les ruptures et les catastrophes, avec par ailleurs une étrange ligne directrice. Avec ces souvenirs-là, on gratte le vernis délicatement posé en première partie : par bribes, il restitue l'éclatement d'une famille et sa structure vacillante. Pourtant, des creux et des zones d'ombre persistent. On touche du doigt quelque chose, on veut gratter encore pour voir ce qu'il y a en-dessous. La troisième partie nous donne l'occasion de le faire : l'auteur emprunte alors la forme du conte pour réussir à dire ce qu'il n'a pas pu exprimer avant, combler les trous de mémoire et mettre en lumière ce qui fait trauma.
 
Emmanuel Régniez.
 
    Et alors, la boucle est bouclée. Soudainement, ce qui avait un goût d'inachevé dans Notre château prend ici tout son sens. On écrit avec ce qu'on est, et ce quoi qu'on écrive : Emmanuel Régniez avait dit de lui et de sa propre histoire bien plus qu'on aurait pu le croire dans sa toute première fiction. On comprend ainsi d'où venaient ces fratries incestuelles, ces maisons dévoreuses et ces huis-clos malaisants. Ces éléments n'étaient pas seulement les évocations d'une littérature appréciée et d'auteurs lus par le passé, mais aussi l'écho d'une enfance vécue. La réminiscence d'une fêlure.

    Au bout du compte (ou du conte) on comprend, en faisant le lien entre les différentes parties de ce roman, que même les éléments faussement candides et heureux du début n'étaient que la version travestie de l'horreur que l'auteur nous confie enfin. On en prend conscience au détour de quelques phrases ou dialogues qui font échos aux premiers fragments du livre, insinuant que le mécanisme psychique de l'enfant aurait fait son œuvre pour survivre à cette réalité dont il était prisonnier.

    La quatrième partie, plus courte que les trois précédentes, est l'occasion pour Emmanuel Régniez de faire le bilan après la fuite, confier comment il a réparé la fêlure (si toutefois on peut totalement la réparer un jour). La fin, son ouverture, montre comment il transmet ce qui a été tu trop longtemps pour s'affranchir de cette enfance et se (re)construire grâce à la littérature, facteur de résilience par excellence.
 
Interview de l'auteur et lecture publique de Une Fêlure à la Maison de la Poésie au printemps 2021.
On vous recommande de la visionner après votre lecture pour l'éclairer des propos et du témoignage d'E.Régniez.
 

En bref : Si l'on n'est encore pas totalement convaincu par l'écriture d'Emmanuel Régniez, on ne peut qu'être ému par son parcours. Une Fêlure vient par ailleurs faire la lumière sur son premier ouvrage romanesque, lequel nous avait laissé quelque peu sur notre faim ; à travers ce récit autobiographique, on comprend mieux les éléments tirés de sa propre histoire, qu'il avait réemployés dans la fiction. Ici, Emmanuel Régniez choisit l'écriture par fragments et la forme du conte pour dire ce qui n'avait jamais été dit, poser les mots sur le trauma qui a hanté son enfance. La structuration du livre, divisé en quatre parties intelligemment pensées, accompagne le processus de la parole délivrée.

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