lundi 28 mars 2022

Préférer l'hiver - Aurélie Jeannin.

Librinova, 2018 - Harper Collins, 2020 - Harper Collins Poche, 2021.

    «  Maman et moi vivions ici depuis un peu plus de trois ans quand nous avons reçu le coup de fil. Au milieu des pins, des chênes et des bouleaux, au bout de ce chemin sans issue que deux autres propriétés jalonnent.  »
    À distance du monde, une fille et sa mère, recluses dans une cabane en forêt, tentent de se relever des drames qui les ont frappées. Aux yeux de ceux qui peuplent la ville voisine, elles sont les perdues du coin. Pourtant, ces deux silencieuses se tiennent debout, explorent leur douleur et luttent, au cœur d’une Nature à la fois nourricière et cruelle, et d’un hiver qui est bien plus qu’une saison  : un écrin rugueux où vivre reste, au mépris du superflu, la seule chose qui compte.
    Dans un rythme tendu et une langue concise et précise qui rend grâce à la Nature jusqu’à son extrémité la plus sauvage, Aurélie Jeannin signe un premier roman comme une mélancolie blanche, aussi puissant qu’envoûtant.
 
***
 
    C'est dans sa première version autoéditée chez Librinova que nous avons repéré ce livre, en décembre 2018. Un titre sobre, simple et étrange. Une couverture, entre neige et vertige, dans laquelle nous aurions voulu nous perdre. Un résumé mystérieux, rassurant, et mélancolique à la fois. Après hésitation et bien que très curieux, nous n'avons finalement pas osé tenter l'expérience ; sans doute la peur de l'autoédition. Mais deux ans plus tard, voilà que le roman d'Aurélie Jeannin a séduit le monde éditorial et ressort chez Harper Collins. La fin de cet hiver a été l'occasion de le découvrir, quelque part entre le gel du dehors et la chaleur du dedans...
 
 Première édition chez Librinova
 
    Pas de prénom, pas d'époque, pas de localité précise non plus. La narration nous emmène à la rencontre d'une femme et de sa mère, recluses dans une cabane perdue en pleine forêt. Toutes les deux se sont réfugiées là, dans le silence, fuyant le monde moderne et les deuils qu'elles y ont laissés. On suit jour après jour leur quotidien dans cet univers réduit, porté par les livres à l'intérieur, entouré d'arbres à l'extérieur. Vivant au rythme de la nature et de ses cycles, les deux femmes se préparent à l'approche de l'hiver, toujours rude. Il faut faire des réserves, faire le plein de vivres. Pour cela, on ne peut y couper, il faut descendre en ville, affronter le bruit et le monde le temps de quelques achats. Une excursion violente à laquelle suivra l'intrusion de ce même monde envahissant au sein de l'asile de quiétude où elles s'étaient réfugiées...


"Maman est unique, mais tout le monde l'est. C'est pour cela que je ne l'admire pas - je n'admire personne au demeurant. Il m'est arrivé parfois de lire des livres qui ressemblaient à Maman ; serrés, compacts. Jamais faciles, parfois inaccessibles, mais pour moi, immensément beaux et inspirants."

    Qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, Préférer l'hiver n'en reste pas moins un roman marquant, surprenant dans son fond comme dans sa forme. L'intrigue échappe à la construction classique d'un scénario, d'un écrit romanesque : pas de situation initiale clairement définie, pas d'élément déclencheur précis, pas de péripéties à proprement parler. Aurélie Jeannin bouscule les codes dramatiques et prend le lecteur au piège de ce froid hivernal qui nous saisit et nous fait perdre la notion du temps.
 
"Maman distingue les écrivains et les romanciers. Elle dit que les romanciers savent raconter des histoires. Que ce qui importe aux écrivains, ce sont les mots, leur enchaînement et le rythme. Ceux qui excellent dans les deux elle les appelle les auteurs."
 
    Car c'est d'abord cet élément que l'autrice semble travailler, allonger, voire déformer. Le temps. Dans cette histoire où le contemplatif et l'introspection prennent le pas sur l'action, les heures semblent s'étirer au milieu d'une forêt d'un gris bleu apaisant. Les bruits sont étouffés, le lecteur se retrouve comme enveloppé, groggy par un froid qui ralentit aussi bien les gestes que le flux de la pensée. En même temps qu'elle nous fait prendre la mesure du temps, l'écriture d'Aurélie Jeannin cherche à saisir l'instant présent et à anesthésier les souvenirs qui pourraient remonter à la surface. Car c'est peut-être dans la mémoire, dans les événements d'une vie d'avant, que s'explique le dégoût d'un monde dont on ne veut plus.
 
 
"En restant dans le passé, on tombe en arrière, et rien ne nous retient. Si on se projette, on tombe en avant, dans ce trou incertain que représente l'avenir. Il faut être dans le présent, de façon absolue, profonde, totale, pour, à défaut de continuer de vivre, au moins ne pas mourir."
 
    La force de ce livre, c'est probablement sa prose. Car jamais une plume aussi méticuleuse, précise, fournie, et parfois même complexe aura à ce point réussi à saisir la sobriété de la nature. La narratrice dissèque chaque instant pour en saisir l'étincelle de vie la plus pragmatique, expose sans recherche de style et pourtant avec une rare poésie l'évolution des relations mère / fille au sein de cet hiver étrange, et s'attache à décrire avec richesse et tout à la fois simplicité le fonctionnement de sa pensée et les rouages de sa réflexion. Aurélie Jeannin s'impose avec une écriture du contraste, mais aussi d'une grande subtilité.
 
"Notre conscience a des limites, et c'est précisément pour cela qu’il y a des peines insurmontables et inimaginables. Des peines dont on ne peut faire aucune œuvre, dont rien ne pourra jamais vous délivrer. On ne peut pas faire de littérature avec ce genre de deuils. Ils sont ineffables. Ce sont des événements qui appauvrissent les mots, qui les creusent. Ce sont des événements qui raclent, grattent les bords, les fonds, de vous et de la vie. Ils vous assèchent, vous lyophilisent, vous laissent comme un corps vide. Ces peines sont l’infini lui-même. Un puits sans fond. Des tristesses éternelles. On ne reprend pas une vie après la mort de son enfant, on avance emporté par le courant glacé. On flotte à la surface, on coule parfois mais on ne redevient jamais ce marcheur sur la berge, serein, qui avance à son rythme en regardant le paysage. Nous, les endeuillés sans dénomination, nous sommes charriés par les flots, nous avons le regard brumeux et l'âme lessivée. Nous ne vivons pas vraiment. Demain ne nous ramènera pas nos enfants. C’en est fini d’eux. L'histoire est celle-ci. La leur et la nôtre."

    L'engourdissement nous gagne, le lecteur le ressent presque physiquement. On pourrait décider de devenir la victime volontaire de ce froid qui dépasse les simples pages du livre. Mais dès lors que l'autrice invite le monde extérieur dans ce cocon protecteur, on vit avec elle cette confrontation de plein fouet à laquelle suit une intrusion d'autant plus violente. On veut hurler avec elle, on partage sa peine et on prie pour de meilleurs lendemains.


"La méchanceté des parents est incommensurable. Elle explose votre cœur et pulvérise votre identité. Et elle le fait de façon tout à fait simple. C'est une méchanceté naturelle et facile."

    C'est là que, malheureusement, le livre nous a quelque peu perdu... à partir de ce choc brutal dans l'intrigue (qui arrive bien aux deux tiers du roman), Aurélie Jeannin aurait dû prendre un virage plus radical. Opérer un renversement total dans sa trame, amener à un revirement du statu quo dans lequel les personnages étaient installés, ou même dans l'équilibre de la situation de départ. Au lieu de cela, les journées continuent de se suivre, dans une langueur qui perd un peu de son sens, jusqu'à une conclusion qui n'en est pas vraiment une. Dommage.
 
 "Les drames comme les bonheurs font la vie. D'ailleurs, bonheur et drame sont des mots qui pourraient ne pas exister. Cela éviterait de les considérer comme pouvant ou non arriver dans la vie. Cela nous éviterait d'être surpris."

En bref : Un livre d'une prose magnifique dans une atmosphère sauvage et enneigée, au sein de laquelle les deux héroïnes se sont réfugiées pour fuir un monde dont elles ne voulaient plus. L'écriture est telle qu'elle nous fait faire corps avec ces deux femmes, dont on épouse les idéaux et la simplicité... au point de vivre presque physiquement leurs douleurs et leurs peines. Pour autant, on avoue regretter que Préférer l'Hiver ne nous conduise pas au-delà de ce postulat, que la suite de l'intrigue ne soit pas davantage portée par une intention plus claire de l'autrice.

2 commentaires:

  1. Un mélange de "Winter" de Rick Bass et de "Dans la forêt" de Jean Hegland ? Bon, je note au cas où... Bon week-end Pedro !

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    1. Avec une touche de "Notre vie dans les forêts" de Marie Darieussecq, peut-être... ;-)
      Intéressant mais ici, j'avoue que sur le long terme, j'ai eu du mal à saisir l'intention de l'autrice...
      Bon weekend, Fondant !

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