Il y a quelques mois, nous avons partagé avec vous notre lecture de l'inattendu mais fascinant Quel Brontë êtes-vous? d'Anna Feissel-Leibovici. Psychanalyste à Paris, elle a déjà écrit et publié dans le cadre de sa profession, mais cet ouvrage paru chez Librinova est sa première œuvre littéraire. Conquis par le caractère unique de son livre et par sa plume envoutante, nous sommes allés à sa rencontre il y a quelques temps de cela pour échanger autour de son ouvrage. Et autour d'un thé. Et d'une tarte aux pommes.
La rencontre s'est tenue dans l'entre-deux mondes : nous étions sortis du premier confinement, et pas encore entré dans le deuxième. Nous profitions des températures chaudes d'une fin d'été encore prometteur quant à l'avenir sanitaire et, malgré les masques rendus obligatoires dans les grandes villes, nous pouvions encore nous donner des rendez-vous dans les bistrots et les salons de thé. C'est à la terrasse d'un café parisien non loin de sa librairie favorite que nous retrouvons Anna, regard perçant au-dessus d'un masque qui ne dissimulait rien de sa perspicacité. Nous avions eu l'occasion d'échanger par mails depuis notre lecture mais nous nous sommes enthousiasmés de cette rencontre "pour de vrai", célébrée autour d'un thé et d'une délicieuse tarte aux pommes, en clin d’œil au titre du blog (n'est-ce pas adorable?). L'occasion rêvée de lui poser quelques questions sur son livre, sa passion pour les Brontë et ses futurs projets...
Pedro Pan Rabbit : Votre
rencontre avec les Brontë remonte à la lecture, enfant, de Jane Eyre ; celle
première incursion a-t-elle été de suite annonciatrice de votre brontëmania
actuelle ou résulte-t-elle d’un processus qui s’est inscrit
dans la durée ?
Anna Feissel-Leibovici : Lorsque
j’ai découvert Jane
Eyre, vers
13-14 ans, je n’avais aucune connaissance de la famille Brontë, ni
par là-même de l’étonnante fratrie de Charlotte. Je me suis
immédiatement identifiée à la petite Jane, orpheline et envoyée
dans une horrible pension pour jeunes filles pauvres. Il faut dire
que j’ai beaucoup souffert dans mon enfance de longs séjours
passés dans un home d’enfants à la montagne, exil, que je n’ai,
dans le fond, jamais accepté.
Après
Jane
Eyre, j’ai
lu Les
Hauts de Hurlevent,
le chef d’
œuvre
d’Emily, qui m’a également laissée sur une impression très
forte, puis je n’ai plus pensé aux Brontë. Pas consciemment tout
au moins. La
brontëmania
a commencé en 2007, lorsque j’ai appris, en lisant la biographie
consacrée par Daphné du Maurier à Branwell, le frère de
Charlotte, Emily et Anne, que tous les quatre avaient été des
enfants écrivains, et qu’ils étaient les auteurs d’une œuvre
prolifique, qui offre la particularité de n’être pas déchiffrable
à l’œil nu. Il
y a également une scène, rapportée par Daphné du Maurier - et,
j’ai pu le constater ensuite, par de très nombreux biographes -
qui a déclenché l’intérêt intense que je me suis mise à leur
porter : le révérend Brontë réunit un jour ses quatre
enfants et les invita à répondre à ses questions, le visage
couvert d’un masque, qu’il possédait. Les questions visaient à
vérifier leur bonne éducation et les enfants se sont arrangés pour
répondre ce que leur père attendait, mais ce dispositif théâtral
m’a durablement fascinée.
PPR : Votre
livre semble s’inspirer de plusieurs genres, tout en
s’affranchissant de leurs frontières : ni biographie, ni
roman, ni essai, il est pourtant tout cela en même temps.
Comment en êtes-vous arrivée à cet angle d’approche unique ?
AFL : Bien
que très documentée, je ne voulais pas, en effet, écrire une
biographie, il en existe beaucoup et d’excellentes, les anglais
sont passés maîtres dans le genre. Je voulais évoquer l’histoire
des Brontë, tout en la nouant sous certains aspects à la mienne et
témoigner des effets que notre rencontre a eus sur ma capacité
d’écrire. C’est une sorte de "work
in progress"… Si
les quatre Brontë n’avaient pas été des enfants écrivains,
rien de tout cela n’aurait pu avoir lieu. Le texte m’est venu
comme une rêverie, une promenade dans un labyrinthe où se recoupent
de multiples éléments de nos vies, qui s’éclairent les uns par
les autres, c’est du moins ce que j’espère.
PPR : Cette
forme, novatrice par bien des points aurait pu être un écueil. Au
lieu de cela, elle donne au lecteur l'impression d’un fil qui se déroule :
il ne semble pas forcément y avoir de plan précis et pourtant tout
y est fluide et impeccablement construit. Cela a- t-il été
complexe à structurer ou est-ce que tout s’est fait comme une
évidence ?
AFL : J’écris
un peu comme ce que j’aime habituellement lire, et je préfère
souvent aux romans les textes dans lesquels l’auteur livre
pêle-mêle des éléments de son histoire, ses réflexions et ses
lectures. J’apprécie également le genre si contesté de
l’autofiction. Mon livre est un peu de tout cela. Pour confirmer
votre hypothèse, il m’est venu telle une évidence ; à
l’exception d’un seul chapitre, j’ai suivi un ordre quasi
naturel, qui répondait, je suppose, à une nécessité.
source : Pinterest
PPR : Les
figures d’identification, qu’elles soient historiques ou
littéraires, réelles ou fictionnelles, peuvent devenir de réelles
planches de salut pour un lecteur ou un passionné (voire parfois
une sorte de « membre fantôme », comme une continuité
de soi-même, invisible mais qui ne cesse de se manifester). Les
Brontë ont-elles joué ce rôle dans votre parcours, ont-elles
apporté un secours ou une forme de soutien pour affronter certaines
étapes de votre vie ou ses moments difficiles ?
AFL : Il
est vrai que je me suis beaucoup amusée à explorer toutes les
identifications possibles entre moi et chacun des Brontë, y compris
Branwell . Ce fut étonnant de les découvrir aussi nombreuses au fur
et à mesure de mon exploration. Je me sentais moins seule de me
retrouver si proche d’Emily, par son intransigeance, son amour
pour les animaux, et surtout son refus de faire allégeance à un
Maître, - une position très rare chez une jeune femme de son temps.
Anne fut une féministe avant la lettre, et il y avait chez Charlotte
une vocation d’écrivaine, que rien ne pouvait décourager !
Je me suis identifiée au désir d’écrire qui a porté les quatre
frères et sœurs dès l’enfance, leur permettant de lutter contre
leur terrible solitude. Je me suis finalement identifiée à ces
enfants et à leur solitude ; et, ce faisant, j’ai apprivoisé
la mienne, jusqu’à en faire une sorte de « partenaire »,
pour reprendre les termes de Lacan. Je vivais quasiment au
presbytère, et plus je m’isolais pour écrire mon livre, moins
j’étais seule… Il
s’est produit ce que j’ai nommé un « apparentement »,
je me suis apparentée à eux, au-delà de ma propre famille
généalogique. Cette opération ne va pas sans une certaine dose
d’arrogance, d’où mon questionnement incessant dans le livre,
pour savoir si les sisters
and brother
auraient pu m’ accepter parmi eux.
PPR : Avez-vous
vu le récent biopic de la BBC sur les Brontë, To walk invisible (La vie des sœurs Brontë), et
qu’en avez-vous pensé ?
AFL : J’ai
tout à fait apprécié ce film, mais il est venu un peu tard pour
moi, une fois que j’avais moi-même déjà beaucoup lu sur les
Brontë, en français et surtout en anglais. C’est un film très
didactique et précieux à ce titre, mais qui, selon moi, n’emporte
pas le spectateur, du fait qu’il essaye trop de coller à ce qu’on
appelle « la réalité ». On sait, par exemple, que
Charlotte n’était pas jolie ; son visage respirait néanmoins
l’intelligence et la sensibilité, son regard était incroyablement
vivant. Je ne crois donc pas que faire le choix d’une actrice au
physique ingrat pour l’incarner soit judicieux, c’est au
contraire s’éloigner de ce qu’était Charlotte, et il en va de
même pour Emily. André Téchiné est allé dans un tout autre autre
sens
en
optant pour Isabellle Adjani, Isabelle Huppert et Marie-France
Pisier, dans son superbe film Les
Sœurs Brontë, un
casting prestigieux, mais qui n’avait pas pour seul but d’attirer
le public : c’est un fait que son film est beaucoup plus
inspiré et, partant de là, me paraît plus vrai
que celui de la BBC.
PPR : Dans
notre article sur votre ouvrage, nous avons évoqué votre passion
sous le terme de « possession », suite à quoi vous avez
fait le lien avec le roman éponyme d’A. S. Byatt. Pouvez-vous
nous expliquer cette analogie et de quelle façon vous faisiez
référence à ce roman dans l’un des jets précédents de Quel
Brontë êtes-vous ?
AFL : Possession
ne
pouvait qu’être présent à mon esprit, pendant que j’écrivais
mon livre : l’héroïne d’A. S. Byatt est une universitaire,
dont les recherches sur un célèbre écrivain de la période
victorienne et la relation qu’il aurait secrètement entretenue
avec l’artiste Christabel Lamotte, lui font en effet découvrir que
cette dernière était de sa famille. Un lien de sang - rien que ça !
- là où je parle, quant à moi, d’un apparentement, lequel
n’implique pas forcément une filiation généalogique et se
traduit néanmoins par l’impression énigmatique d’être de la
même famille. Un lien qui s’établirait au-delà de la relation
historique avec ses propres parents, dans une proximité littéraire
et poétique, mais pas seulement, puisque je me sens également
attachée à Tabitha, la servante de la maison.
Constance Fenimore Woolson et Henry James, sujet d'un prochain livre?
PPR : Outre
cette fascination pour les Brontë, cultivez-vous un intérêt
similaire pour d’autres figures historiques et littéraires ?
AFL : Cela
n’arrive pas tous les jours de se sentir arrimée à une famille
d’écrivains ( et je pense là à Branwell tout autant qu’à ses
sœurs, même s’il est moins connu ) comme s’il s’agissait de
sa propre famille, mais je peux également me sentir solidaire du
destin de certaines femmes écrivaines et des obstacles qu’elles
ont eu à franchir pour être publiées, je n’ose pas dire :
reconnues. C’est
ainsi que je m’intéresse plus particulièrement à Constance
Fenimore Woolson, une écrivaine américaine, qui fut la grande amie
d’Henry James, et probablement davantage, même s’il est
hautement improbable qu’ils furent amants. Elle, qui était plus
connue qu’Henry James, à l’époque de leur relation, est depuis
tombée dans l’oubli. Elle
s’est suicidée à Venise en se défenestrant, et même s’il est
hors de question de dire que c’est à cause de Henry James, il n’en
reste pas moins qu’elle dévalorisait tout le temps ses livres ou
ses articles, lorsqu’ils en parlaient tous les deux, car il n’était
pas question de faire de l’ombre au Maître… Vous voyez que c’est
tout un programme.
Notre cadeau à Anna à l'occasion de notre rencontre : un médaillon home made Emily Brontë.
Nous remercions chaleureusement Anna Feissel-Leibovici pour la richesse de cette rencontre et le temps accordé à nos nombreuses questions. Nous sommes persuadés que cet entretien n'était que le premier de nombreux autres et il nous tarde déjà de découvrir ses prochaines publications. Et pour ceux qui ne la connaissent pas encore, un seul conseil : ruez-vous sur Quel Brontë êtes-vous? !
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