The Essex Serpent, Serpent's Tail, 2016 - Editions Christian Bourgeois (trad. de C.Laferrière), 2018 - Le livre de poche, 2019.
Cora Seaborne, jeune veuve férue de
paléontologie, quitte Londres en compagnie de son fils Francis et de sa
nourrice Martha pour s’installer à Aldwinter, dans l’Essex, où elle se
lie avec le pasteur William Ransome et sa famille. Elle s’intéresse à la
rumeur qui met tout le lieu en émoi : le Serpent de l’Essex, monstre
marin aux allures de dragon apparu deux siècles plus tôt, aurait-il
ressurgi de l’estuaire du Blackwater ? Dans un cadre marqué par une
brume traversée d’étranges lumières, Cora Seaborne construit sa liberté.
"Sarah
Perry réhabilite brillamment le roman victorien. Nourri des lectures de
Dickens et des sœurs Brontë, ce livre, remarquable par ses descriptions
d’une campagne luxuriante, sait aussi sonder les méandres du cœur avec
une élégance rare." Ariane Singer, Le Monde.
"Le sublime portrait d’une époque en plein basculement, ainsi qu’une réflexion intéressante sur la foi." Baptiste Liger, Lire.
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Voilà quelques années déjà que ce Serpent de l'Essex nous faisait de l’œil. Souvent comparé à Miniaturiste (excellent) et à La sirène, le marchand et la courtisane (décevant), ce roman d'inspiration victorienne entre sciences, croyances et superstitions avait tout pour nous plaire.
"L'enfance était tellement parcourue de terreur qu'il était inutile de prêter plus de crédit à une chose qu'à une autre."
Dans un dix-neuvième siècle au tournant de ses découvertes scientifiques, Cora Seaborne, jeune veuve passionnée de paléontologie et des découvertes de Mary Anning, n'aime rien de plus que porter bottes d'homme et pardessus usé pour arpenter la campagne anglaise et y chercher os et fossiles. Plus à l'aise avec la sauvagerie de la nature qu'avec les codes de la bonne société londonienne, elle saisit le décès récent de son mari comme occasion pour quitter la ville et partir découvrir l'Essex. L'estuaire d'Aldwinter, petite contrée perdue comme au bout du monde, est en effet le théâtre d'étranges événements : on y raconte qu'un serpent de mer aurait récemment resurgi des profondeurs et qu'il y dévore bêtes, hommes, femmes et enfants. Pour Cora, c'est peut-être une espèce préhistorique ayant survécu à l'extinction. Pour le révérend du village, ce n'est ni plus ni moins que l'esprit enfiévré des habitants, trop sujets aux superstitions. Pour ces derniers, c'est l'annonce de l'Apocalypse. Accompagnée de son fils Francis, aux intérêts étranges, et de sa dame de compagnie Martha, aux ambitions socialistes, Cora apporte avec elle à Aldwinter un vent de changement qui ne laisserait personne indemne.
"Des vies ordinaires, ça n'existe pas."
Encensé à sa sortie en version originale et récemment adapté en mini-série pour la plateforme Apple TV, Le serpent de l'Essex n'a bénéficié que d'une publication très discrète dans l'Hexagone. La presse a cependant plébiscité l'ouvrage, aujourd'hui best-seller dans les pays anglo-saxons. Son autrice, Sarah Perry, membre de la Royal Society of Literature et titulaire d'un doctorat en création littéraire, est originaire de l'Essex où elle a puisé les légendes et les paysages de son roman. Inspirée par plusieurs faits divers entre Histoire et légendes urbaines, l'intrigue fait revivre le mythique serpent de l'Essex, créature qui apparait pour la première fois dans un texte du XVIIème siècle (document par ailleurs conservé à la British Library et évoqué dans le roman).
Paysage d'Aldwinter et de son estuaire, dans l'Essex.
"Il n'y a pas de mystères, rien que des choses que nous ne connaissons pas encore."
En ressuscitant l'ombre terrifiante de la créature en plein XIXème siècle, l'autrice en fait à la fois le levier de son intrigue et le nœud qui relie les thématiques et les personnages de son roman. Minutieusement documentée sur l'ère victorienne, Sarah Perry évoque en postface les fausses idées entretenues sur cette époque qu'on s'imagine perpétuellement corsetée alors qu'elle était justement celle des premiers mouvements socialistes et féministes ainsi que d'un renouveau scientifique et médical qui deviennent autant de thèmes centraux de son livre. Les superstitions à l’œuvre dans les terres reculées et humides de l'Essex viennent se confronter aux connaissances paléontologiques et au savoir lié à l'évolution de l'espèce, théories qualifiées d'hérésie par la religion
"Mais si vous insistez sur votre foi, vous devriez au moins concéder que c'est une affaire étrange, sans grand rapport avec les soutanes bien repassées et le déroulement du service."
Réelle gravure eu XVIIème évoquant l'apparition d'un serpent ailé dans l'Essex.
"Le soleil inonde les trottoirs, tandis que, à Leicester Square, jongleurs et magiciens s'enrichissent. Personne ne veut rentrer chez soi. Pourquoi le voudrait-on ? Devant les tavernes et les cafés, des employés de bureau deviennent impudents et, si ce n'est pas exactement de l'amour qui infuse dans le houblon et le café, c'en est si proche que cela ne fait aucune différence."
Ces convictions sont merveilleusement incarnées en des personnages forts, habilement construits par Sarah Perry. Aucun n'est univoque et c'est probablement ce qui fait tout leur réalisme et toute leur humanité. Loin d'être la veuve éplorée qu'on imagine, Cora se révèle progressivement à la lumière d'une vie conjugale douloureuse tandis que le révérend, particulièrement dévoué à sa famille, se dévoilera au contact de Cora beaucoup moins lisse et stoïque qu'on pourrait le croire. Leur duo a la complexité des extrêmes qui s'attirent : en perpétuel désaccord sur les choses de la vie mais désireux d'en discourir sans fin, dans une union des intellects qui les rend aveugles au monde qui flanche autour d'eux, et peut-être même à cause d'eux. Cora, femme peu commune pour son époque, semble être le centre de gravitation de bien des passions.
"Mais votre foi n'est-elle pas toute entière mystère et étrangeté, sang et soufre... Le fait de ne rien voir dans le noir, de trébucher, de distinguer à tâtons des formes obscures ?"
"— Nous parlons tous les deux d'illuminer le monde, mais nous avons des sources de lumière différentes, vous et moi (...).
— Donc nous allons voir qui éteint en premier la chandelle de l'autre."
Sa dame de compagnie Martha, solide comme un roc, en est également victime, et ce bien qu'elle tente de repousser les autres pièces rapportées attirées à son amie comme des aimants : William Ransome, certes, mais aussi le Dr Garrett, médecin et ami de la famille qui ne cache pas ses sentiments pour Cora. Au milieu de tout ce beau monde, la jeune veuve, plus ou moins consciente de l'intérêt qu'elle suscite mais qui se réjouit surtout de la compagnie de ceux qu'elle aime, préfère ignorer les attirances (réciproque ou non)... et louvoie tel le serpent. Et si c'était elle qui, en arrivant dans l'Essex, allait chambouler la vie de ses habitants plus que toute autre créature surgie des cauchemars des enfants et des superstitieux ?
"Vous ne pouvez pas toujours vous tenir à l'écart des choses qui vous blessent. Nous voudrions tous pouvoir le faire, mais nous ne le pouvons pas : vivre tout court, c'est être meurtri."
La complexité des personnages, de leur psychologie et des passions qui les animent ou les confrontent trouve son écho dans la plume de Sarah Perry, bien traduite malgré quelques rares anomalies de langue ou de contexte. Son style, profond, ciselé et évocateur, a la beauté et l'étrangeté des entrelacs végétaux de William Morris. Propice à raconter autant la nature que le feu intérieur qui consume ses protagonistes, l'écriture de Sarah Perry se savoure et nous ensorcelle.
"L'allée en damier était bordée de jacinthes bleues. Elles dégageaient un puissant arôme et Cora, qui en était grisée, le trouva indécent : il provoquait une réaction si semblable à du désir non recherché que son pouls s'accéléra."
En bref : Porté par une prose délicate et vénéneuse qui sied à merveille à son sujet, Sarah Perry raconte dans Le Serpent de l'Essex des personnages complexes dont les parcours et les aspirations se croisent et s'entrecroisent autour d'un fait divers sujet à réveiller les conflits et les passions. Métaphore de ce qui nous fascine autant que de ce qui nous consume, la créature surgie des eaux de l'Essex donne lieu à un roman sombre et envoutant.
"Si l'amour était un archer, quelqu'un lui avait arraché les yeux et il allait en vacillant, décochant ses flèches à l'aveugle sans jamais atteindre sa cible."
Et pour aller plus loin...
- Découvrez l'adaptation en série télévisée, ICI.
Ce roman m'a donné l'impression étrange de lire un roman écrit il y a cent ans, alors que les romans historiques "comme à l'époque" sont rares de nos jours. Et bizarrement, je n'ai plus aucun souvenir de la fin !
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