vendredi 24 octobre 2025

Frankenstein - Mary Shelley.

Frankenstein ; or the modern Prometheus
, Lackington, Hughes, Harding, Marvor & Jones, 1818 - Éditions Corréard (trad. de J. Saladin), 1821 - Multiples éditions et traductions françaises depuis 1821 - Éditions Pocket (trad. d'E. Rocartel & G. Cuvelier), 2018, 2024.
 
 
    Lors d'un voyage au pôle Nord, Robert Walton vient en aide à Victor Frankenstein. L'homme lui raconte alors son histoire. Passionné de sciences, il a réussi à créer la vie à partir de cadavres. Effrayé par sa propre création, l'homme prend la fuite. Toutefois, le dangereux monstre est prêt à tout pour que le scientifique lui crée une compagne...
 
Une histoire de vie après la mort et de savant fou. 
 
 
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    Au panthéon des grands monstres de la pop culture, la créature de Frankenstein se tient en bonne place aux côtés de Dracula et du loup-garou – des figures nourries davantage de la (ré)vision hollywoodienne que de leur essence originelle, tant elles ont été déformées au fil des adaptations et relectures successives. Que nous reste-t-il aujourd'hui du monstre qu'enfanta Mary Shelley ? Plus grand-chose de ce qu'il était à sa conception : un mort-vivant verdâtre à la carrure impressionnante, au crâne disproportionné et à l'intelligence limitée, façonné dans un château gothique transformé en laboratoire par un savant fou et son assistant bossu Igor. Rien n'est plus éloigné de l'oeuvre originale. Frankenstein est bien plus que cela : livre inclassable qui inventa la science-fiction, l'oeuvre est une mise en abîme à elle toute seule. Imaginée une nuit d'orage à l'occasion d'un concours d'histoires de fantôme improvisé par Lord Byron, l'intrigue se veut plus effrayante que les vieux contes avec lesquels on se faisait frissonner au coin du feu, mais se révèle aussi être une puissante évocation de la vie de son autrice
 
 
    Histoire dans l'histoire, le texte évoque dès son commencement la construction des nouvelles fantastiques alors très en vogue et dont la structure fera ses preuves jusqu'au début du XXe siècle : un vieillard dans une auberge qui raconte une histoire entendue autrefois et qu'il tient pour vraie, un voyageur qui confie un fait divers qui dépasse l'entendement à un compagnon de route, etc. Cette fois, c'est le capitaine d'un navire avançant péniblement au milieu de la mer de Glace qui ouvre le bal : il confie par lettre à sa sœur le récit dont il a été le dépositaire. S'ensuit alors un entremêlement de voix et de correspondances, les narrations se relayant pour retracer l'histoire de Victor Frankenstein, l'homme qui avait défié la mort, et de la créature qu'il a engendrée.
 

    Nourri de l'expérience de l'autrice, Frankenstein, à l'image de la créature, est un patchwork. Certains passages, directement inspirés des notes de Mary Shelley pendant ses nombreuses pérégrinations, empruntent la forme du journal de voyage. D'autres sont soufflés par les sciences et techniques émergentes, notamment l'électricité et la capacité de cette dernière à animer des muscles morts. Des éléments sont inspirés par certaines figures aussi charismatiques que contestées, à l'image de l'alchimiste Johan Conrad Dippel (né dans le véridique château Frankenstein, en Allemagne, où la rumeur dit qu'il aurait tenté de créer un être artificiellement au XVIIe siècle) ou d'Erasmus Darwin. Le tout, à la façon des récits d'anticipation d'aujourd'hui, semble être une parabole pour mettre en garde l'être humain face aux dérives de sa propre science et aux risques qu'il y a à jouer à Dieu : la venue de la Bête, comme on le dit dans les textes bibliques, sera peut-être du seul fait de l'homme et de ses excès d'ambition.
 
Véritable château de Frankenstein, en Allemagne.
 
    Mais la créature n'est pas que destruction, pas plus qu'elle n'est le monstre simplet des premières adaptations hollywoodiennes. Sensible, brisée dans son âme comme dans sa chair, elle fait preuve d'un discours éloquent et témoigne d'une intelligence complexe, nourrie des lectures et de l'observation du monde qui ont constitué ses deux seuls éducateurs, à défaut de celui qui l'a abandonnée. Elle se fait l'écho des propres deuils de Mary Shelley, notamment celui de sa mère, l'auguste philosophe et féministe Mary Wollstonecraft – mère et filles ont porté le même nom et son souvent confondues, comme on confond encore aujourd'hui le nom du créateur et de sa créature. Elle est aussi la métaphore de tous les enfants de la romancière, décédés précocement et dont elle rêvait la nuit qu'elle pouvait les réanimer – d'ailleurs, elle nommera souvent ce premier roman son "hideuse progéniture".
 

    La véritable horreur de Frankenstein se situe dans la part de probabilité que la fiction prédit ici à la façon d'un oracle, pas tant dans la créature, quand bien même sa solitude finit par engendrer la mort sur son passage. Cette dernière le justifie, ou du moins tente de l'expliquer : puisqu'elle ne pouvait inspirer l'amour, que lui restait-il sinon la peur ? Créature et créateur s'engagent alors dans une course poursuite sans fin, un cercle vicieux où l'on ne sait plus très bien qui et le chasseur et qui est la proie, le monstre laissant à son poursuivant de quoi se nourrir pour s'assurer qu'il soit en mesure de continuer sa quête. La scène finale et les dernières lignes de dialogue du monstre, déchirantes, nous montreront ainsi que Frankenstein est aussi "une histoire d'amour", pour citer le romancier Martin Quenehen : "une histoire d'amour entre Frankenstein et sa créature".
 

En bref : Premier véritable roman de science-fiction, Frankenstein est aussi bien plus que cela. Parabole qui vient mettre en garde des dangers de l'ambition scientifique, réflexion sur la responsabilité et sur les conséquences des actes de l'homme, métaphore du deuil et de l'abandon, miroir tendu aux vrais visages de la monstruosité... Récit enchâssé dans son fond comme dans sa forme, le roman de Mary Shelley est d'une rare complexité et reste, plus de deux cents ans après son écriture, d'une incroyable actualité. C'est une œuvre belle, profonde et triste qui résonnera différemment chez chaque lecteur. 
 
 

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