samedi 16 novembre 2013

Les ensorceleuses - Alice Hoffman

Practical Magic, Putnam Adult, 1995 - Drôles de meurtres en Famille, Éditions Flammarion, 1996 - Les Ensorceleuses, Éditions Flammarion, 1999 - Editions J'ai lu, 1999.

  Orphelines, Gillian et Sally Owen sont élevées par leurs tantes, vieilles filles un peu sorcières, dans leur maison de Magnolia Street. A l'ombre du vieux porche ourlé de lierre, au milieu des meubles en merisier, les fillettes grandissent dans un univers enchanté, au gré des superstitions et des sorts improvisés par leurs parentes. Puis vient l'adolescence et les deux sœurs, chacune à sa manière, se débarrassent du passé : Gillian la rebelle s'enfuit avec le premier venu, tandis que la raisonnable Sally se marie. Elles se soustraient en apparence aux pouvoirs des femmes Owen, mais la magie rôde encore. Et, lorsque des années plus tard, Sally découvre une paire de couteaux croisés sur la table de la cuisine, elle en devine le présage. Le retour de Gillian, avec sur les bras un bien encombrant bagage et à ses trousses une foule d'ennuis, confirme ses soupçons. Mais, croix de bois., croix de fer, les deux sœurs resteront solidaires. Amants en cavale, enquêtes policières et manifestations magiques tissent la trame de cette ensorcelante et noire comédie.


  Tout d'abord, il faut savoir que ce roman représente pour nous une grande histoire d'amour. Le film Les ensorceleuses (Practical Magic), une petite réalisation de 1998 mettant en vedettes Nicole Kidman et Sandra Bullock, découvert à l'occasion d'une rediffusion, nous avait totalement envoûté. Ayant rencontré un succès mitigé à sa sortie, le film est pourtant devenu depuis cultissime auprès d'une grande communauté de fans. Adapté d'un roman best-seller aux États-unis, cette transposition nous a donc évidemment mené tout droit jusqu'à l'œuvre originale....

Trailer VO du film.

"Cela faisait plus de deux cent ans que les dames Owens étaient tenues pour responsables de tout ce qui n'allait pas en ville..."

  Imaginez une petite bourgade perdue dans le fin fond du Massachusetts, petit microcosme de la vieille Amérique. Imaginez que dans cette petite ville pétrie de traditions se trouve une maison, la plus ancienne de la ville, entourée de grilles rouillées et d'un superbe jardin, abritant depuis plusieurs centaines d'années les femmes de la famille Owens. Mais dans cette Amérique profonde où l'on croit (sans pour autant de crier sur les toits, mais tout aussi intimement que fermement) aux sorts et au Mauvais Œil, où une récolte perdue, une tempête, ou une maladie ne peuvent être que le fait d'un sortilège, la lignée des Owens se trouve avoir été officiellement désignée comme responsable. Descendantes de Maria Owens, qui fut en son temps accusée de sorcellerie, les deux vieilles filles qui vivent désormais dans sa bâtisse de Magnolia Street suscitent autant les commérages et les regards en coin qu'elles intriguent et fascinent. Aussi n'est-il pas rare de voir, à la nuit tombée, quelques celibataires désespérées aller frapper à la porte de leur cuisine pour réclamer un philtre d'amour ou un charme, moyennement quelques billets. Victimes de leur succès (ou de leur insuccès?) Les vieilles sœurs Owens semblent presque prendre plaisir à alimenter les rumeurs qui courent à leur sujet, même si on les blâme pour cela de tous les malheurs de la ville.
  Ce petit train-train trouve donc à se poursuivre lorsque les deux demoiselles doivent accueillir sous leur toit leurs jeunes nièces tout juste orphelines, les petites Sally et Gillian. Alors qu'elle grandissent au gré des ragots des grand-mères, des moqueries des enfants, et des craintes de quelques autres, toutes deux rêvent d'une autre vie loin des croyances encroûtées de leur voisins. Sally, trop sérieuse, s'impose un carcan rigide et adopte une attitude impassible et docile, tandis que sa cadette Gillian l'extravagante fait les 400 coups et devient célèbre pour ses frasques toujours plus scandaleuses. Si bien que lorsque Gillian s'enfuit courir le monde avec un amant de passage, Sally, elle, reste à s'occuper des tantes. Alors qu'elle espère une vie meilleure sans pour autant la chercher ou y croire, se conformant aux signes du destin qui aiguillent sa route, elle rencontre l'amour et fonde une famille. La roue tourne enfin pour Sally : ses deux filles sont adorables, le regard des autres change et elle s'épanouit dans une joie de tous les instants... mais le malheur qui frappe toujours la dynastie des Owens plane et tous les signes se réunissent pour annoncer une catastrophe. Le décès de son époux et le retour à l'atmosphère désagréable de son ancienne vie incitent Sally à quitter la ville pour New York, où elle s'installe avec ses filles pour redémarrer sur de meilleures bases. Devenue la mère de deux adolescentes quelque peu revêches, elle se satisfait néanmoins de son quotidien citadin loin de toute forme de superstition... Mais là encore, le calme n'est que passager et l'arrivée d'une tempête s'annonce : les signes préviennent de futurs soucis. Débarque alors Gillian, le cadavre de son dernier petit-ami, Jimmy, plié en deux sur sa banquette arrière. Une fois encore, Sally endosse le rôle de l'ainée responsable : en accueillant Gilly et en acceptant de la soutenir envers et contre tout, elle sait qu'elle aura bientôt à le payer mais assume à l'avance. Très vite cependant, un mal insidieux et sournois s'infiltre dans la maison : les conflits, alimentés par les différences des deux sœurs et par le secret qu'elles gardent toutes les deux se multiplient et se propagent aux filles de Sally tandis qu'une aura de malaise hante chaque pièce. Est-ce là l'effet d'un malêtre du à leur culpabilité, ou une âme maléfique cherche-t-elle réellement à tyranniser les sœur Owens depuis sa tombe secrète, sous le lilas du jardin...?

"L'amour authentique est dangereux, quand il vous tient il pourrait vous faire faire n'importe quoi en son nom ."

Couvertures de l'édition originale américaine (Oh, la jolie peinture préraphaélite!), et de la 
première édition française parue sous le titre initial de Drôles de meurtres en famille.

  Paru initialement dans l’hexagone sous le titre Drôle de meurtre en famille, Practical Magic fut donc réédité plus tard avec le même intitulé français que son adaptation cinématographique, le film évoqué plus haut et qui nous fit découvrir le roman d'origine et, par extension, l'univers d'Alice Hoffman. Si le livre est différent par bien des côtés de sa transposition à l'écran, nous ne parlerons pas des modifications et détournements de la réalisation ici (mais plutôt dans un prochain article dédié uniquement au film).
 
  Commençons par un petit retour sur l'auteure: Alice Hoffman, si elle est connue et reconnue par de très petits cercles de lecteurs en France, n'en est pas moins une écrivaine prolifique et renommée aux Etats-Unis, où elle est célèbre pour ses nombreux best-sellers. Bien que proposant des genres très variés (thriller, romance, fantastique, historique...), son succès tient énormément aux atmosphères confinées de petites bourgades isolées, dans lesquelles on retrouve souvent ce schéma de familles matriarcales ancestrales, de bâtisses mystérieuses et de magie mêlée de superstitions et de croyances populaires.

"Les ennuis sont comme l'amour : ils surviennent à l'improviste et occupent le terrain avant que vous ayez seulement la chance  de reconsidérer la question ou même d'y penser."

 Couvertures des éditions poches originales successives...

  Ce roman est un véritable coup de cœur. Alice Hoffman nous entraîne dans une atmosphère à la fois réaliste tout en étant tellement étrange : on s'imagine sans peine déambuler dans les ruelles de cette petite ville côtière de l'Amérique profonde, on entend presque les chuchotements des voisines qui pointent du doigts les sœurs Owens traversant la rue, et l'on se surprend à voir des présages dans les signes anodins de tous les jours. Sans décrire un univers clairement "fantastique" peuplé de sorcières et de sortilèges, Alice Hoffman met en scène un décor très commun dans lequel des éléments et événements sont sujets au doute, et que chacun peu alors interpréter comme des faits du hasard ou du destin, de la psychologie ou de la parapsychologie. Cette ambiance toute en suggestion où la magie semble disséminée par soupçons renvoie à un sous-genre littéraire très prisé aux Etats-Unis, le "magic realism", dont Alice Hoffman est aujourd'hui une des grandes représentantes.

"Avec un peu de temps, tout peut toujours mal tourner... Fermez les yeux, comptez jusqu'à trois, il y a des chances pour qu'une catastrophe vous surprenne."

 Couvertures des éditions britannique, finlandaise et portugaise.

  Car c'est là la grande force de ce roman et le talent de son auteure : le pouvoir d'évocation et de suggestion de son écriture. Vous ne croiserez pratiquement jamais le mot 'sorcière' et à aucun moment les femmes Owens ne seront clairement définies ou présentées comme telles, de même qu'il n'y aura ni chaudron, ni grimoire. Pour autant, Alice Hoffman parvient par petites notes subtiles et autres détails apparemment anodins à insinuer ses représentations et ses images à notre inconscient, si bien que l'on est très rapidement happé par cette atmosphère toute en nuances. Y a-t-il réellement une magie ou seulement celle que les personnages persistent à imaginer? Le destin glisse-t-il réellement des signes annonciateurs de l'avenir ou est-ce nous qui réinterprétons le tout après-coup, en imaginant une force occulte? Et le fantôme qui apparait au fond du jardin, cette présence qui vient gangréner les relations entre Owens : un vrai esprit revenu d'entre les morts ou le poids de la culpabilité des deux sœurs et le malaise des non-dits? Tout le piment et la réussite du livre tiennent dans cette sombre incertitude, ténue mais servie avec brio.

"La foudre, comme l'amour, n'a rien à voir avec la logique. Les accident, ça arrive, et ça arrivera toujours."

Superbe jaquette de couverture, créée par un fan à partir des éléments phares et symboliques du roman.

  N'oublions pas les personnages : au cœur de cet écrin tout particulier, Alice Hoffman met en scène des protagonistes forts, attachants et réalistes. Le panel est large et l'on se retrouve tous à un moment ou un autre en la jeune Sally trop docile, la Sally femme responsable et solide, ou encore la Gillian délurée de toujours, éternelle adolescente que l'on découvre petit à petit plus profonde. Le lien qui unit ces deux sœurs, tantôt similaires, tantôt opposées, car à la fois si proches et si différentes, propose une profonde réflexion sur les rapports fraternels tout en venant pimenter l'intrigue. Ah, et les deux tantes! Les deux vieilles filles Owens, qui apportent la touche d'extravagance : on les imagine très bien, faussement hautaines, perchées du haut de leurs bottines à lacets ou au volant de leur antique Ford, s'amusant des rumeurs et toisant les passants de leur regard énigmatique.
  En multipliant les intrigues secondaires au sein de son roman et comme toile de fond de sa trame principale, A. Hoffman met en scène plusieurs générations de femmes : après avoir évoqué les tantes, relaté l'enfance de Sally et Gillian et offert un aperçu du parcours de leur ancêtre Maria, elle poursuit en se concentrant sur la vie adulte des sœurs Owens en même temps qu'elle s'attarde sur la difficile adolescence des filles de Sally. Au croisement de leur quotidien respectif et de la force malveillante qui enfle dans leur demeure, Alice Hoffman raconte par le biais d'un style viscéral les transformations psychologiques des deux adolescentes, offrant à ses lecteurs des portraits complets, fouillés et profondément réalistes de ses héroïnes.

"Le beurre se mettait à fondre dans le réfrigérateur et il fallait le verser sur les tartines ou le servir à la cuillère. Voilà ce qui peut arriver, dit-on, quand l'amour est sous votre toit."

La vieille Ford des Tantes Owens?
  
   Même si, contrairement à son adaptation, le livre s'éloigne vite de la maison des tantes et de leur petite ville en bord de mer, il est difficile de ne pas être ensorcelé par l'atmosphère de cette bourgade qu'on imagine aisément en Nouvelle Angleterre. Le roman indique qu'il s'agit d'une petite cité de l’état du Massachusetts -ce qui fait nécessairement penser à la ville de Salem et à ses histoires de sorcellerie. Si les paysages de Martha's Vineyard, une ancienne île de cette régions des États-Unis, a souvent investi notre imaginaire pendant la lecture, Alice Hoffman cite clairement la ville de Newburyport, située à quelques kilomètres de Boston. Sachez qu'une rue du nom de Magnolia Street y existe bel et bien...

"Après tout, il y a des principes dont Sally Owens ne démordra jamais : jetez toujours du seul par-dessus votre épaule gauche. Gardez du romarin à la porte de votre jardin, ajoutez du poivre à la purée. Plantez de la lavande et des roses, ça vous portera chance. Tombez amoureux chaque fois que vous le pourrez."


 Newburyport, Massachusetts : le décor du roman.


   En bref: Un excellent exemple de ce genre typiquement américain qu'est le magic realism ; une intrigue familiale sombre et fantaisiste à la fois sur les rapports fraternels, les sentiments amoureux, et la magie que l'on s'attache à voir dans notre existence. Tout en suggestion et surprenant par son pouvoir d'évocation, ce roman dégage une aura forte et indescriptible. Une intrigue au romantisme noir ensorcelante.


2 commentaires:

  1. Waouh, que ça donne envie ! J'ai trop honte de n'avoir ni lu le livre ni vu l'adaptation alors qu'en plus j'aime beaucoup Alice Hoffmann. J'espère que je vais réussir à en dénicher un exemplaire. Bravo pour ce beau billet, passionnant et plein d'anecdotes et d'infos croustillantes. C'est toujours un plaisir de te lire.

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    1. Crois moi, c'est vraiment un de ses meilleurs livres! Je crois que tu as lu "Prémonition" de la même auteure? C'est tout à fait le même genre, la même atmosphère! Et comme tout bon lecteur qui se respecte, je te conseille bien sur de lire le livre avant de voir le film ;) Merci pour ton message Mya, te lire est toujours un plaisir aussi!

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