vendredi 10 avril 2015

Les petites sorcières - Gregory Maguire

Confessions of an ugly stepsister, William Morrow, 1999 - Editions du Rocher, 2001.

  Au XVIIe siècle, après avoir connu bien des malheurs, une veuve et ses deux filles débarquent à Haarlem, en Hollande, dans l'espoir d'y être accueillies par un vieux parent - hélas décédé. Réduites à la mendicité, elles trouvent refuge, chez un peintre bougon au grand cœur, où la mère, Margarethe, parvient bientôt à se rendre indispensable. Mais elle sait qu'elle doit encore se battre pour assurer l'avenir de ses deux filles, peu aidées par la nature : l'aînée, Ruth est attardée et balourde ; la cadette, Iris, malgré son intelligence et un goût pour la peinture qu'elle se découvre en compagnie de Caspar, l'apprenti du maître, est d'une laideur manifeste. Ambitieuse et intrigante, Margarethe va parvenir à s'insinuer dans les bonnes grâces d'une famille prospère. Heer van den Meer s'adonne au commerce des tulipes et est prêt à tout pour réussir - quitte à utiliser Clara, sa ravissante fille unique. Etrange Clara, qui vit solitaire et recluse depuis son enlèvement, quand elle était une enfant. Iris la soupçonne d'ailleurs d'être un changeling, un être magique capable de se métamorphoser. Une amitié naît entre les deux jeunes filles. Mais beauté et laideur peuvent-elles s'accorder dès lors qu'un prince apparaît à l'horizon ?

  Relecture romanesque du mythe de Cendrillon, Les Petites Sorcières font revivre l'âge d'or de la peinture hollandaise et l'enchantement de l'enfance sur un ton empreint de féerie. Salué par la critique américaine dès son premier roman, Wicked, Gregory Maguire confirme avec Les Petites Sorcières, un talent de conteur d'une grande originalité. 

***

"Dans la vie des enfants, les citrouilles peuvent se muer en carrosses, les souris et les rats en humains. En grandissant, nous apprenons qu'il est infiniment plus courant de voir les humains se muer en rats."

  Préférant le "Et si..." au traditionnel "Il était une fois...", Gregory Maguire est certainement l'auteur à maîtriser le mieux l'art de la réécriture des contes traditionnels. Après Mirror Mirror (Blanche Neige revue à la cour des Borgia) et Wicked (troublante biographie de la Méchante sorcière d'Oz, entre le conte philosophique et la métaphore sociologique), sa version inspirée de Cendrillon ne pouvait que figurer dans ma sélection cendrillonesque! Car si son étrange titre français nous fait oublier ses sources, c'est bien là une réécriture du conte Perrault que nous narre ce Confessions of an Ugly Stepsister.

  Double couverture de l'édition originale américaine et couverture de l'édition anglaise.

" ' C'est une sorcière! '...on pourrait aussi bien dire ' C'est une mère! '. Cela est à peu près la même chose, non?"

  Et une fois encore, G.Maguire opère un remaniement qui force l'admiration, tant du point de vue de son intrigue que de son style, impeccable l'un comme l'autre. En recontextualisant Cendrillon dans la Hollande des années 1600 et l'univers fascinant de la peinture flamande, le lecteur recherche certes un moment les éléments du conte d'origine, mais ceux-ci apparaissent progressivement pour mieux nous subjuguer d'être si habilement bouleversés et remaniés. L'exercice du style, s'il est donc moins limpide que pour Mirror Mirror, reste des plus honorables et Maguire nous sert là un roman pour adultes mêlant avec subtilité une noirceur toute à la fois grisante et dérangeante à la trame que tout le monde pense connaître. Il bouscule ainsi nos représentations et, à la façon de Wicked, vient faire naître chez son lecteur toute une réflexion, ici portée sur les notions de beauté et de laideur mais aussi la complexité de l'amour maternel.

 Illustrations intérieures de B.Sanderson pour l'édition originale.

"L'extrême beauté est un malheur."

Marie de Medicis
  Au fil de la lecture, les personnages si irréels du conte initial prennent une dimension presque palpable, tiraillés qu'ils sont entre leurs désirs et leurs démons comme tout à chacun. Margareth - toujours ambitieuse, souvent intrigante, quelquefois aimante - est une mère attentionnée par bien des points autant qu'elle est la marâtre calculatrice, à la fois sombre et fascinante. Ruth, la demi-sœur aînée quasi-muette et déficiente mentale de naissance, émeut autant qu'elle intrigue par les rumeurs elfiques que suscite son état. Iris, la cadette, explose sur la scène de cette histoire en quasi-héroïne de cette version ; je me suis d'ailleurs énormément attaché à ce personnage de "demi-sœur" faussement docile. Déchirée entre sa volonté d'échapper au giron de sa mère pour épouser ses aspirations artistiques d'un côté, mais aussi son désir opposé de suivre le complot maternel et changer le cours de l'Histoire (avec un petit comme un grand H) pour avoir elle aussi son "happy end" de l'autre. Enfin, j'ai été différemment mais tout autant captivé par Clara, la "Cendrillon" de Maguire : cette créature évanescente, enfant choyée et surprotégée qui endosse finalement d'elle-même son rôle de souillon pour mieux se réfugier dans la cendre et fuir le monde extérieur. Oh, et en "Guest Star" de choix, n'oublions pas l'intervention royale de Marie de Medicis, de passage à Haarlem pour trouver une épouse à son noble neveu au cours d'un certain bal...

"Pure cruauté, pure honnêteté."

Haarlem à la Renaissance.

  Le réalisme troublant de cette histoire est renforcé par le saisissant tableau que Maguire dresse de la Renaissance hollandaise et de son milieu pictural. Aussi, chaque scène est-elle décrite comme une peinture: lumière, ombres, reflets... un réel lyrisme qui nous saisit à la perfection, faisant naître dans notre esprit les images comme des toiles peintes à l'huile. Le mélange associé de l'époque, des genre et des thèmes de ce roman lui donnent comme des parfums de Jeune fille à la perle (impossible, en effet, de ne pas penser à Vermeer avec le personnage du peintre créé par Maguire) et de A tout jamais (l'excellent film qui recontextualisait Cendrillon à la cours de François 1er, avec Drew Barrymore et Angelica Huston).

Le quotidien dans la renaissance hollandaise... autant de scènes possibles à ces confessions!
La famille Van der Meer et Margareth à Gauche, peut-être? 
Et à droite, pourquoi pas Clara dans les cendres de la cheminée...?

  Après cette lecture captivante, il me tarde maintenant de découvrir le téléfilm Confessions of an Ugly stepsister, adapté du roman par les studios Disney au début des années 2000. L'intrigue aurait alors été modifiée pour adapter l'histoire au jeune public, mais les images et la reconstitution historique sont très prometteuses, ainsi que la présence de S. Channing (une des tantes du film Practical Magic/ Les ensorceleuses) au casting!

 La tenue de Clara au bal des Medicis et LE fameux soulier légendaire?

" Tu as perdu un soulier. Et je vois une trainée rouge dans tes jupons. Ce n'est pas une tâche de peinture à l'huile, sans doute."
 

  En bref: Sans égaler Mirror Mirror et Wicked, cette réécriture de Cendrillon reste un roman très réussit : aussi sombre que délicat, ce Confessions of an ugly stepsister se veut un drame psychologique noir et profond doublé d'un contexte historique merveilleusement bien restitué. Au croisement de La jeune fille à la perle et du film A tout jamais, un livre qui mérite d'être redécouvert!
 

"Il y a des murs qui, une fois détruits, ne peuvent être rebâtis. Une pantoufle de verre, une fois brisée, ne peut être ressemelée. Une mère, une fois empoisonnée, ne peut être ranimée. Le calice de la virginité, une fois vide, ne peut être rempli."

Et pour aller plus loin...


-Après le livre, découvrez le film...

- Découvrez deux autres romans de l'auteur : Mirror Mirror (réécriture de Blanche-Neige à la cour des Borgia), et Wicked, biographie de la sorcière d'Oz.

-Si vous avez aimé ce roman et son atmosphère, alors redécouvrez La jeune fille à la perle (livre et adaptation), ou encore le film A tout jamais.

3 commentaires:

  1. Je n'avais jamais entendu parler de ce roman mais le contexte historique et l'aspect réécriture de conte me tentent vraiment beaucoup! Sans parler de ton avis (pour le moins très convaincant) et de ton rapprochement avec le récit de Tracy Chevallier (que j'avais adoré!). Je note immédiatement la référence! Merci pour cette belle découverte :D

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    1. C'est un livre historiquement ébouriffant, avec une intrigue vénéneuse à souhait! Vraiment, je suis persuadé que tu aimerais! =D

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  2. Très tentant... J'en prends bonne note !

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