dimanche 26 janvier 2020

Larry ; une amitié avec Lawrence Durrell - Gemma Salem (propos recueillis par Stéphane Héaume).

Editions Baker Street, 2019.

  Raconter, rire, séduire, voyager. Toute sa vie, Lawrence Durrell, dont les romans ont toujours fasciné les publics français et anglo-saxon, a embrassé ses passions avec panache. Si la correspondance entretenue dès 1935 avec Henry Miller jusqu’à la mort de celui-ci en 1980 en témoigne, on sait peu de choses des dix dernières années de l’auteur du Quatuor d’Alexandrie. Lorsque Gemma Salem fait sa connaissance en 1979, à Sommières, c’est une amitié de dix ans qui débute, une amitié de voisins placée sous le signe de l’humour et de la complicité. Alors qu’il achève, presque en secret, une œuvre considérable, elle commence la sienne. 

  Avec
Larry – collage animé où se mêlent des lettres, des photos et des dessins inédits de Lawrence Durrell – c’est cette période méconnue que Gemma Salem nous invite à découvrir. Avec sa liberté de ton habituelle, elle raconte leurs frasques en dressant de lui un portrait très personnel, portée par une affection et une admiration indéfectibles pour l’écrivain britannique.
​Un véritable kaléidoscope de souvenirs et de sensations, drôle, évocateur, authentique, plein de charme, où le lecteur s’amuse avec eux, en entendant leurs voix.

***

"Je crois que les jeunes ne savent même pas qui c'est, à part quelques amoureux de la littérature, évidemment, ça existe toujours. Mais il y a beaucoup de jeunes qui ne sont pas cons, et qui écrivent, et qui lisent, et qui ne le connaissent absolument pas". Que reste-t-il, en effet, de Lawrence Durrell aujourd'hui? Ainsi répond Gemma Salem à la question de l'écrivain Stéphane Héaume, qui guide cet entretien avec la dernière grande amie de l'écrivain britannique. Lawrence Durrell, certains l'auront peut-être découvert il y a quelques années à la télévision, via la mini-série de la BBC La folle aventure des Durrell (The Durrells in Corfu, 2016-2019), inspirée des récits autobiographiques de son frère cadet Gerald Durrell. Ces récits, déjà transposés par deux fois à l'écran (en 1987 puis 2005), racontent la jeunesse de la fratrie Durrell après que l'aîné, Lawrence, ait proposé à leur mère veuve que toute la famille parte s'installer en Grèce pour y commencer une nouvelle vie. 

  Mais Lawrence Durrell, ce n'est pas que ce qu'on apprend de lui dans La trilogie de Corfou ou dans ses quelques adaptations. Lawrence Durrell, c'est une imposante bibliographie composée de romans (dont quelques célèbres saga : Le quatuor d'Alexandrie, La révolte d'Aphrodite et Le quintette d'Avignon), de récits de voyages, de textes de théâtre, et même de poésies. Lawrence Durrell, c'est un auteur charismatique au style unique, ami d'Henry Miller et... de Gemma Salem. 

Gemma Salem et Stéphane Héaume

"Stéphane Héaume – Vous m'avez dit un jour que cela l'ennuyait parfois d'avoir à écrire ses livres.

Gemma Salem – Oui. Oh oui! " Oh boring is life! Boring, boring, boring! Fuck again! Let's have a drink!""

  Écrivaine suisse née à Antioche, Gemma Salem n'a encore pas été publiée lorsqu'elle rencontre Lawrence Durrell à Sommières en 1979, petit village du Gard où tous les deux se sont installés et se croisent par hasard au rayon fromages de la petite épicerie. D'un premier échange bref, au cours duquel elle ne reconnait pas l'écrivain anglais (dont elle n'a, du reste, rien lu car que peu entendu parler), nait une amitié forte, unique, exempte de toute ambiguïté (alors que Lawrence était un vrai bourreau des cœurs qui enchaînait les conquêtes féminines, comme G.Salem le raconte avec amusement dans cet ouvrage). Parce que leur histoire commune commence à peine quelques années avant la reconnaissance de Gemma Salem comme auteure, ce témoignage parle bien évidemment de leur vie littéraire à tous les deux, mais s'attache surtout à présenter l'homme qu'était Lawrence Durrell, avant l'écrivain. Elle insiste sur ce point à plusieurs reprises, n'hésitant pas avec une franchise désarmante à rappeler qu'elle n'aimait pas vraiment ce qu'il écrivait ; tout l'intérêt de leur amitié résidait dans leurs atomes crochus en tant qu'humains, une "amitié de boxeur" comme elle la nomme elle-même. 

Gemma et Lawrence à Sommières, dans les années 80.

"Pendant des années, Larry a vécu complètement seul, si on excepte les dames et demoiselles qui passaient de temps en temps et laissaient derrière elles un climat de pleine lune (...). Si l'une ou l'autre devenait trop envahissante, Larry ne trouvait rien de mieux que de l'envoyer chez moi, et ça m'inquiétait beaucoup, puisque j'étais sensée lui expliquer le pourquoi et le comment de son infortune (...). Pour ces malheureuses, je faisais désormais office d'antichambre sinon de gorille-videur."

  Ces propos merveilleusement recueillis à Vienne à l'Automne 2018, Stéphane Héaume les classe et les introduit par des titres évocateurs ("Cosmopolites", "Écriture", "Rires", "Couleurs"...) renvoyant à des thématiques ou des morceaux de vie, d'événements, propres à Gemma et Larry. Oui, Gemma et Larry, qu'on meurt d'envie d'appeler par leurs petits noms, au sortir de ce livre. L'entretien, tellement intime, mélange d'anecdotes, de réflexions rétrospectives et introspectives, et de pensées spontanées, nous donne l'illusion d'être là, à écouter S.Héaume et G.Salem bavarder tranquillement dans le salon d'un hôtel viennois. La simplicité du dialogue, sans langue de bois, franc et vrai, créé un lien direct avec le lecteur, qui partage un morceau de la vie de Gemma et Larry. Pour les admirateurs de l'écrivain, c'est l'occasion de le découvrir sous un autre jour, et pour ceux qui ne le connaissent pas ou très peu, c'est une excellente façon de faire connaissance avec lui : plus qu'une personnalité, Lawrence Durrell était un véritable "personnage", comme seule la fiction en imagine.

 Extrait d'une lettre illustrée de Lawrence à Gemma :
l'auteur y signe son dessin du pseudonyme d'Oscar Epfs.


"Quand on raconte en long et en large notre amitié, c'est pour dire que quand on est comme ça, proche de quelqu'un, on n'a pas envie de le lire, on n'a pas envie d'y entrer, d'entrer dans son domaine public. On l'a dans son domaine privé. Je ne sais pas expliquer mieux."

  Cet ouvrage intercale les entretiens de S.Héaume et G.Salem avec des documents supplémentaires : le portrait, tendre et drôle à la fois, de Lawrence Durrell dressé par Gemma dans son recueil Mes amis et autres ennemis, le discours du maire de Sommières lorsque Durrell fut décoré Commandeur des Arts et des Lettres, ou encore un extrait du journal intime de Gemma. A cette diversité de sources et de supports qui enrichissent le dialogue, le livre comprend aussi de nombreuses photographies issues de la collection personnelle de G.Salem, et surtout des copies des cartes, lettres illustrées, et télégrammes envoyés par Lawrence Durrell et précieusement conservés. Cette documentation renforce le sentiment de proximité et de confidence déjà instauré par le ton intimiste de l'entretien, elle rend cette superbe histoire d'amitié encore plus vraie, palpable, et accentue son impact sur le lecteur. On avait rien lu d'aussi fort dans le genre depuis 84 Charing Cross Road, d'Helen Hanff!

  Que reste-t-il de Lawrence Durrell aujourd'hui, alors? Beaucoup, tellement de choses. Il reste en tout cas cette complicité, son aura lumineuse, telle que Gemma sait si bien la raconter : "Lui est la réelle importance, en dehors de tout critère social ou littéraire ou matériel. La vie".

En bref : Larry ; une amitié avec Lawrence Durrell nous fait partager l'amitié deux deux figures des Lettres, nous présentant le célèbre auteur anglais dans sa dimension humaine plutôt que littéraire. Cet entretien avec Gemma Salem mené par Stéphane Héaume nous convie dans l'intimité de ces personnages entre dialogues à bâtons rompus, répliques bravaches, drôlerie des anecdotes et, surtout, avec la profonde émotion du souvenir. Un régal.

 Un grand merci aux éditions Baker Street pour cette découverte!

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